
Notes sur ...
Gérard Noiriel :
une histoire populaire de la France
Généalogie du "peuple":
L'auteur nous délivre sa lecture de l’épisode Jeanne d’Arc par quoi il commence : Jeanne d’Arc et l’État comme l’intuition populaire du pays, baptisée en révélation divine, et mise au service du pouvoir royal, mais finalement liquidée par le roi en étant livrée à l’ennemi, tout cela vu comme une faction moderniste pour l’époque de l’État,
La guerre des paysans : là aussi, il privilégie l’économie d’abord et non la religion, et encore moins la politique qui est jugée par l’auteur « une affaire d’intérêts ». C’est qu’il y a là surtout une recherche de causalité rationnelle. Or, le récit des faits par l'auteur échappe à ce raisonnement, La critique du Clergé, notamment, n’a aucun motif économique, car la religion et la politique sont fusionnées dans un mélange entre motivations et préjugés, Il plaque par là-dessus, une opposition entre villes et campagnes qui n’est qu’une généralisation peu convaincante.
Sur Louis XIV : Il voit dans la Fronde et le règne du roi soleil qui la suit l’apparition de la notion de consensus. Ce faisant, il soutient là thèse, comme un certain nombre d’autres historiens d’ailleurs, que la France est une création des monarchies. L’épisode de la Fronde, notamment la guerre médiatique des « mazarinades », ces pamphlets imprimés en masse par Mazarin et des ennemis, seraient l’origine de la « politique spectacle », que Louis XIV magnifie en créant Versailles,
L’auteur, alors, s’attache à la définition du concept de « peuple », en partant de la pensée marxiste, mais il se penche surtout sur l’étude du « code noir » (dont Colbert est l'auteur), du servage et de l’esclavage. Dans ce cas, le « peuple » est défini par les exploiteurs. Par rapport à cela, le mouvement d’alphabétisation au XVIII° siècle, et de mobilité (ainsi définit-il l'exode rural), sociale comme spatiale, servi par une accélération des communications généralisée, produisent selon lui la centralisation et la concentration des pouvoirs, et en même temps, l’individuation et l’anonymat des masses, ceci à l’opposé d’un accroissement de la « sociabilité populaire ». Dans cette analyse, il s’agit essentiellement de concevoir la notion de « peuple » comme un rapport de l’État à ses sujets sur des concepts empruntés à la sociologie, le reste (la « sociabilité populaire ») étant accessoire.
Révolution et lutte de classes :
Selon lui, la révolution de 1789 fait entrer en politique le rapport élites/masses comme une contradiction antagonique, Il pose cela comme une irruption de la lutte des classes dans l’État, Ceci dit, c’est assez théorique puisqu’un peu plus loin, il reconnaît que la « gauche » serait porteuse du point de vue du « peuple », grâce à une alliance des avocats avec les artisans parisiens (i.e. les Jacobins avec les sans culottes), Il y a là un anachronisme à parler ainsi de gauche et de droite au XVIII° siècle, comme il y a une parlementarisation du marxisme à assimiler l’antagonisme gauche/droite à la lutte des classes !
Au chapitre VI apparaît la notion de Nation : les Etats Généraux se proclament « assemblée nationale », selon la définition de Siéyès « corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par la même législation », L’instauration de la République et l’adoption du suffrage universel, ainsi que celle du service militaire obligatoire (la « levée en masse » et « la patrie en danger ») établit un concept de « citoyen » et l’idée de « peuple souverain », Des concept ma foi fort éloignés de la lutte des classes, mais GN les oppose au système de suffrage censitaire qui finit par triompher, au point d’assimiler les deux systèmes électoraux à une lutte de classes !
En tout cas, son propos fait assez bon marché de la chronologie, comme de l'histoire de la période dite de la "terreur" au cours de laquelle les Sans-culotte sont muselés par Robespierre.
Au XIX° siècle, dit-il, « la casquette » s’oppose au « chapeau ». L’ouvrier remplace le sans-culotte, en 1830 et 1848, mais Napoléon I consolide la notion de nationalité et de citoyen arrimée à l’état, non pas en tant qu’électeur mais en tant qu’accédant aux droits du code civil, En subjectivité, cependant, cela n’apparaît qu’en 1848 avec le suffrage universel,. Donc, pour lui, le peuple fusionne avec l’électorat, tandis que la lutte des classe se précise, Guizot développant l’idéologie entrepreneuriale (p 288) tandis qu’apparaît la notion de prolétariat : les pauvres, ignorés et séparés des riches, deviennent au milieu du XIX° siècle reconnus comme une partie de la société, Eugène Sue, Victor Hugo et d’autres les « découvrent » tandis que les mots changent de sens, « Misérable», de dangereux devient pitoyable. Les ouvriers ne s’identifient pas comme séparés mais comme opposés dans un même ensemble social aux privilégiés, La notion de « race » est remplacée par celle de « classe » pour les nommer, et « Classe » devient une catégorie sociale (p 333).
La catégorie de « nationalité », d’origine allemande, est développée par les romantiques (Michelet, p 314), tandis que la citoyenneté, d’origine révolutionnaire, se centre sur la défense du pays par le fusil : le citoyen est un combattant, Sous Napoléon I, cela induit le « chauvinisme » et la xénophobie, Mais l’échec du soulèvement populaire de juin 1848 et la manipulation du suffrage universel par Napoléon III établiissent le postulat que les députés sont les « représentants du peuple »,
Lire aussi sur ce site :
La république parlementaire :
Avec la Commune de Paris et sa chute, puis la IIIe République, la citoyenneté apparaît comme double : à la fois, suffrageante, et combattante : suffrage universel et service militaire universel, En même tempps, l’ouvrier-paysan du XIX° siècle s’efface, remplacé par l’ouvrier d’usine avec la grande industrie,
C’est en même temps qu’apparaît la xénophobie nationaliste (ligue des patriotes) et la rhétorique de l’immigration (contre les Italiens). Face à cela, l’État développe la notion d’ »assimilation » : école + langue française (y compris contre les régionalismes) + loyauté envers l’État. C’est avec Jules Ferry et la conquête coloniale que se développe la notion de « pacification ». Ainsi est réécrite l’histoire de la III° république comme coloniale, discriminatoire, nationaliste et élitiste.
Pour lui, la démocratie est un terme ambigu reposant sur une contradiction entre la D comme délégation de pouvoir et la D comme action directe, C’est en termes de contradictions car c’est constamment et exclusivement en termes de pouvoir, parce que le pouvoir est censé venir du peuple. Il y a là confusion entre pouvoir et puissance. Mais c’est faux, car il n’y a pas de délégation de pouvoir en fait : c’est une inversion du réel, la « délégation de pouvoir» est en réalité une adhésion de l’électeur au point de vue de l’élu, Par contre « l’action directe », elle, ne porte pas vraiment sur le pouvoir, mais c’est une intervention directe sur le réel, ce qui est tout autre chose. Cette figure de la démocratie comme représentation est une création des années 1880, Cela s’appelle le parlementarisme,
Sa description de la III° république, si négative qu’elle soit, est entièrement étatique, C’est une analyse de la politique sociale de l’État, appuyée par une sociologie électorale et des statistiques économiques, donnant une place prépondérante aux partis, à la question raciale, au nationalisme, très loin désormais de « histoire populaire ». Rien sur l’exode rural, la crise du Phylloxera, les grèves, l’apparition de la petite bourgeoisie et des « cols blancs » (ou plutôt des « ronds de cuir »). Le Front Populaire, étape importante de la parlementarisation du PCF, est pensé en termes de « rapport de forces ».
Il est entièrement centré sur une version parlementarisée de la lutte des classes, N’emploie t’il pas, au détour d’une page l’expression « la marche de l’histoire » (page 515) ? Au chapitre 13, enfin, il dévoile sa conception : « présenter … sous l’égide de la lutte des classes », montrer en quoi « le passé peut peser sur le présent », effectuer ce qu’il appelle « une genèse », en disant que Foucault appelle cela une « généalogie », comme si cela revenait au même. En fin de compte, une pensée du passé en termes de causalité, de finalité aussi, car il ne dit jamais à quoi la lutte des classes peut aboutir…
Sa thèse :
Le peuple, notion politique, est forgé par un « rapport » entre l’État et les gens, en fait un point de vue de l’État sur les gens, peuple souverain représenté et représentant, Il observe alors la notion d’immigration comme une « assimilation » à un citoyen et/ou comme une « intégration » à la communauté nationale, Ce sont pour lui deux processus voisins mais distincts.
Il considère donc, dans une vision très discutable, que les élites ne reconnaissent pas la lutte des classes, ou veulent y mettre fin (Pétain et la collaboration de classe). Mais les communistes, eux aussi veulent mettre fin à la lutte des classes, car la lutte des classes est un concept à l’origine bourgeois (Marx le dit lui même dans ses lettres). En partant de là, il donne à son propos sur l’évolution du concept de « peuple » une orientation uniquement du côté de l’État. Son histoire devient une histoire de la politique sociale de l’État.
En même temps, comme en creux, il suggère sans le dire que la xénophobie d’État et le racialisme de la politique nationaliste ont pour but de contrecarrer une possible politique populaire. Mais son récit se limite à une description des défavorisés uniquement économico-sociologique dont il résulte, dit-il, la vision d’une « société fortement étatisée », évidemment, et une conception identitaire de la nationalité.
Mai 68 et le mouvement ouvrier :
Pourtant, quand il évoque Mai 68, il reconnaît que l’événement ne relève pas de la lutte des classes, Sans dire rien de plus, La fin de son livre reprend l’essentiel résumé de son travail sur l’histoire de l’immigration, par une accumulation de statistiques sociologiques, un constat que la notion d’ »immigré » vise à parachever l’absentement du mouvement ouvrier, qu’il considère comme une « désouvriérisation » des français plutôt que la fin du mouvement ouvrier dont il n’est pas question dans son livre, alors qu’il répète qu’il a été témoin des événements de Longwy.
Son évocation des événements de Longwy, en conclusion de son développement, est significative : elle montre bien que c’est du présent tel qu’il l’a vécu que procède son écriture de l’histoire de la France. Il présente ce qui s’est passé à Longwy comme un moment de la lutte des classes, en s’exclamant (p 707) : « qui pourrait affirmer après cela que la lutte des classes n’existe pas ? ».
Certes, il peut le dire, tout en reconnaissant que ce fut une défaite et en y notant la responsabilité des syndicats et partis de gauche, mais il se refuse à y discerner ce qui est aujourd’hui flagrant, l’absentement du nom « ouvrier », la fin des « grandes grèves », la longue déchéance des partis de gauche dont il défend mollement la « politique sociale » (35 heures, RSA, CMU …), et in fine reconnaît le virage vers l’idéologie libérale.
Peuple et lutte de classes, une confusion :
Son analyse, si c’en est une, reste complètement interne au parlementarisme, déplorant seulement la « politique-spectacle » télévisuelle, à un tel point qu’il déclare : « le premier parti des travailleurs, c’est l’abstention » comme si c’était un parti (p 720). Elle se concentre sur l’évolution de ce parlementarisme, ce qu’il appelle « la marginalisation des luttes sociales » et « la démocratie sécuritaire ». Ce qui me frappe, c’est son insistance à considérer l’effacement de la gauche et du syndicalisme comme si c’était un affaiblissement temporaire, et surtout en persistant à le percevoir comme si c’était le coeur de la lutte des classes. Au détour de quelques phrases, il parle du « démantèlement de la classe ouvrière » ( p 724) et déplore la transformation des structures étatiques d’accompagnement « social » en organes de répression, tandis que l’identité de classe est remplacée par des identités religieuses, féminines ou LGBT, marginalisées et victimisées à la fois. En même temps, il prétend que la violence des rapports entre l’État et les gens a fortement baissé, ce qui est une marque surprenante d’aveuglement, Le mouvement des « Gilets Jaunes » et sa répression lui oppose un démenti cinglant.
Qu’en est-il alors du « peuple », finit-il par écrire ? Il propose de reprendre et de réactualiser le concept de classe, mais comment ? Pas de réponse ? Si pourtant : il termine par sa lecture du l’ouvrage de Macron, « Révolution ». Il y voit une conception du pays centrée sur les classes aisées, décrivant le point de vue macronien comme une forme de classisme particulière, C’est probablement exact, car Macron ne serait alors que le représentant dirigeant du classisme libéral, bourgeois au sens originel du mot, ce qui correspond à ce que les sociologues appellent « la classe moyenne supérieure », celle des « experts », des « professionnels », des « entrepreneurs ». Il en déduit alors une orientation politique en termes de « rapports de forces » (une expression qu’il a plusieurs fois utilisée mais qui reste très vague : quelles forces, quel rapport ?) en réaffirmant le primat de l’économie, dans la « bonne » tradition du marxisme. Ainsi conclut-il, « au lieu de confondre la droite et la gauche et de prôner le consensus, il faudrait au contraire marquer nettement les différences entre les partis pour que les milieux populaires se détachent des sirènes identitaires et défendent leurs intérêts de classe » (p 749-750), et de reprendre à son compte la conclusion du « manifeste » de Marx et Engels.
Mais pourquoi dire que la confusion droite-gauche, qui est une réalité qu’il a lui-même reconnue, équivaut à prôner le consensus ?
