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notes sur ...
Patrick Boucheron :
Histoire mondiale
de la France

Le Seuil, 2017

Un livre discuté

Levée de protestations face à la publication du livre dirigé par Patrick Boucheron, professeur au Collège de France et spécialiste de la renaissance.

Zemmour, Finkielkraut, Nora l'accusent de mener une entreprise politique de "métèque" (Zemmour) , en d'autres termes d'histoire de métissage (Nora). Il est vrai que cette "histoire mondiale de la France" s'appuie sur les origines en prenant la forme d'une chronologie.

 

notion de chronologie en histoire ???

 

D'autres ont un point de vue plus centré sur l'histoire. Une critique du refus affiché du "récit national" qui tournerait en catalogue éclectique de dates sans queue ni tête, sans début ni fin, ce qui n'est peut-être pas vrai si ce propos a une finalité. En refusant délibérément de reprendre le récit des grandes dates traditionnelles pour en trouver d'autres, sans doute discutables, l'équipe de Boucheron ne donnerait de l'événement qu'une conception scientiste étriquée, en méconnaissant sa dimension hautement subjective.

 

Notion de "récit" et d'"événement" ???

 

Mais à travers cette tentative d'une "histoire globale", décentrée du nationalisme, de l'esprit cocardier, comme on a pu déjà l'entrevoir au fil des communications de la somme d'articles collectés par Pierre Nora (les lieux de mémoire), au delà ou en deçà d'une coupable concession à l'air du temps (la "mondialisation"), y a-t-il une tentative de rechercher un autre "nous" que celui de "nos ancêtres les gaulois" ? La fonction de l'histoire est-elle de légitimer une identité ?

 

Histoire et identité ???

 

La plupart des critiques reprochent, peut-être à tort, à cette ambitieuse entreprise d'être une déconstruction du récit national, héritage de la république troisième du nom. On lui reproche aussi d'être "de gauche", voire même de venir au secours d'une gauche défaite et dispersée. Serait-ce alors qu'il y a une unité de l'histoire dans ces 146 articles, à part les tentatives plus ou moins heureuses de synthèses de Monsieur Boucheron ? Ou bien un rejet de cette "unité nationale" ? Au fond, que ce soit du point de vue de ses détracteurs ou de celui de ses laudateurs, n'y a-t-il d'histoire que partisane, ce qu'évoque trop pudiquement Jean Pierre Rioux dans son questionnement : «La nation, la religion, l’avenir. Sur les traces d’Ernest Renan».

 

Histoire et politique ???

 

Il ne peut exister de récit unique d'histoire de la France. Tout récit est nécessairement partiel. De là à ce qu'il soit partial, il n'y a qu'un pas, vite franchi. En matière de récit historique, la règle, c'est la multiplicité. Peut-on reprocher à Boucheron d'avoir l'ambition d'être L'histoire de la France, une et exclusive ?

 

Est-ce à dire que je défends Boucheron ? Je pense que les critiques sont mal placées. Je pense que ce brouillon d'une histoire "de gauche" ou d'une histoire nouvelle manque cruellement d'historicité. Comme H.G.Wells et sa machine à explorer le temps, Boucheron est remonté au plus loin dans le passé pour tenter de revenir laborieusement à nos jours en tâtonnant à l'aveugle. Or l'historicité ne s'origine pas du passé mais du présent. Je crois avoir lu dans une critique que Boucheron et ses collègues "marchent au plafond". Je dirais, moi, qu'ils prennent le problème à l'envers. Ce n'est pas dans la grotte Chauvet qu'il faut chercher l'origine de notre historicité, c'est ici et maintenant.

 

Histoire et historicité ???

 

Le paradoxe de cette "histoire mondiale", c'est qu'elle repose sur une multiplicité d'épisodes anecdotiques, au point de donner l'impression d'une vaste collection d'impressions individuelles plutôt que d'une histoire gobalisée. Beaucoup d'articles sont en effet des relations d'épisodes peu connus, et si singuliers qu'ils semblent n'avoir que peu de rapport avec une histoire de "la" France. Il semble, en fin de compte, qu'à prendre au pied de la lettre le concept d'historicité cher à François Hartog, que la France des auteurs de cet ouvrage se soit divisée en de multiples "Frances" entre lesquelles l'auteur ne se retrouve plus. S'il existe une historicité de la France, ce n'est pas dans cet ouvrage que je l'ai trouvée.

A la limite de l'Uchonie

1/ A la limite de l’uchronie ?

En anglais, « alternate history », l’uchronie est fort appréciée des romanciers qui imaginent ce qui aurait pu se produire si … l’Axe Berlin-Rome-Tokyo avait gagné la seconde guerre mondiale par exemple (Philip K Dick, le maître du haut château). Ce n’est pas le cas dans ce livre, bien sûr. Cependant, l’opération qui consiste à remplacer un événement par un autre à la même date, avec pour conséquence de plonger l’événement habituellement cité dans le non-dit, le sous-entendu, s’en rapproche.

En 719, les musulmans d’Afrique du Nord et d’Espagne pillent Narbonne. « A présent l’Afrique est là, chez nous1 » dit l’auteur, pour ramener la bataille de Poitiers à une escarmouche comme beaucoup d’autres et remplacer un affrontement par une « rencontre » entre l’Europe et l’Afrique, les blancs et les noirs, le Nord et le Sud. Exit 732.

L’adoubement du viking Rollon comme duc de Normandie en 911 est remplacé par une première tentative de ce genre (également assortie d’un mariage mixte) en 888, qui échoua. Pourquoi donc cette substitution, alors qu’elle ne change rien au fond à cette politique d’intégration (sédentarisation, mariage, vassilisation) ? Je n’y vois là qu’une opération pour nier les incursions des pillards normands comme une invasion et la remplacer par la création d’une « interface entre les deux mondes2 ».

Je n’ai pas choisi de citer les nombreuses autres dates érigées en « lieux de mémoire » alors qu’elles sont absentes du récit national. Elles procèdent en fait du même propos : il s’agit de présenter la France comme multiculturelle. J’en vois une confirmation éclatante dans ce que je considère comme une énormité : la substitution à cette date de la chute de la royauté, consacrée si l’on peut dire par la décapitation de Louis XVI, par la création du muséum d’histoire naturelle. Cette date est d’abord dépolitisée. Elle est ensuite mondialisée. Le but aurait été de faire de Paris une capitale universelle et cosmopolite3. Les autres dates de la Révolution Française (14 juillet 1789 et 1790, chute de Robespierre en 1794, et c’est tout) sont choisies et présentées dans la même orientation, le 14 juillet pour sa postérité et sa déclaration de « paix au monde » (et non de serment du roi et de l’assemblée à la constitution de monarchie parlementaire) et la chute du régime de la Terreur, banalisé comme la fin d’un régime sanguinaire d’exception remplacé par un régime de répression politique qui ne vaudrait guère mieux, mais qui est déjà répandu dans toute l’Europe à l’époque. En filigrane, on peut lire dans cette interprétation le rejet de l’idée d’un Etat centralisé « jacobin ». On pourrait admettre à la rigueur cette lecture des événements si elle était explicite. Ce qui est condamnable, c’est qu’elle ne l’est pas, mais pas du tout. Pour trouver le sens que donne cet ouvrage à la révolution, il faut attendre de lire ce qu’il dit de sa commémoration en 1989 : « la révolution est terminée4 ».

Je pourrais continuer longtemps ainsi. Mais en quoi cela se rapproche-t-il d’une uchronie ? En ceci d’abord que cette entreprise sous-entend la connaissance par le lecteurs du récit national classique. S’il n’est pas expressément cité, il est cependant constamment présent à l’esprit par la proximité des dates de cet ouvrage avec les siennes. Ensuite en ce qu’elle tend à faire apparaître un récit parallèle au récit national. En effet, cette entreprise (j’emploie le mot à dessein) escamote ou réinterprète des dates ; elle en rajoute d’autres au risque de surcharger le nouveau récit qu’elle ambitionne. Mais si elle critique et relativise les dates du récit national auxquelles elle continue à se référer (13 dates communes avec l’histoire Lavisse, 22 avec l’histoire de Corbin et 27 avec celle de Gersal) elle reste conforme et toujours rattachée à ce récit. C’est un anti-récit national, contradictoirement chevillé à ce récit par son opposition même, dernière caractéristique des uchronies. C’est ce qui rend cette entreprise fallacieuse (car elle pourrait, à l’inverse de son propos, revaloriser le récit national) et, malgré sa prétention « culturelle », politique.

1 Opus cité page 92

2 Opus cité page 113

3 Opus cité page 409

4 Ouvrage cité page 735

Un propos politique ?

2/ un texte historique ou un propos politique ?

Pourquoi ai-je qualifié cet ouvrage d’entreprise, sinon parce qu’il me paraît fortement inspiré du néolibéralisme mondialiste actuel ? Je le perçois d’abord dans la continuation des opérations de déconstruction du récit national. Ainsi en est-il explicitement d’Alésia1, démystifiée (52 avant JC) comme un épisode militaire dramatisé par César à la limite de l’invraisemblable (une armée gauloise de secours de 200.000 h défaite par 60.000 légionnaires selon La guerre des Gaules) qui serait magnifiée en défaite glorieuse et fondatrice d’une francité insurrectionnelle et populaire par les inventeurs d’un mythe au XIX° siècle pour conjurer l’origine germanique et aristocratique des Francs de Clovis.

Il est évident que cela ne suffit pas. C’est pourquoi, comme par surenchère, on fait remonter l’origine de la France beaucoup plus loin. Je découvre donc avec surprise la « dame » de Brassempouy (une statuette d’ivoire datée de 23000 avant JC) considérée comme une « Marianne 2» paléolithique. Un bel anachronisme ! De nombreux autres articles contiennent également des références à des catégories politiques, et non des moindres. La catégorie de peuple apparaît 34 fois, mais de manière divisée : ou bien il est question de peuplement et de migration, dans la préhistoire et l’antiquité bien sûr, au moyen-âge aussi dans les rapport avec l’orient musulman moins sous l’aspect du conflit que des échanges, et dans les temps modernes sous l’aspect négatif de la colonisation puis de l’immigration ; ou bien il est question du qualificatif « populaire », mais alors, en lisant les articles qui lui sont référés, on s’aperçoit qu’il s’agit presque toujours de l’Etat et que c’est la politique des gouvernants qui est qualifiée ainsi ou non, par ses batailles, ses crises, ses manifestations et célébrations. De même que dans le récit national, il n’y a de peuple qu’assujetti à l’Etat. Voilà un point de vue qui est éminemment politique et ce, de façon très traditionnelle.

Cet exemple ne nous indique pas l’orientation politique sous jacente à cet ouvrage. La quasi uchronie repérée ci-dessus nous en donne une idée, mais il faut la confirmer. On trouvera cela dans l’insistance à dater et à dénoncer la colonisation (24 occurrences) puis la « françafrique » (16 occurrences ; ce qui fait 40 occurrences en tout). Il y a une curieuse ambivalence entre cette vision désenchantée du rapport de la France au monde, redoublé par les rappels sur l’esclavage (11 occurrences) et les étrangers (19 occurrences), et une autre vision antinomique de la puissance, la grandeur et la gloire du pays dans son histoire (58 occurrences en tout). Dans l’ensemble, ce tour d’horizon du vocabulaire politique qu’on trouve dans ce texte montre son importance (réduite car ce vocabulaire est bien limité) et son orientation. La France, selon ces auteurs, a une place éminente dans le monde, en bien comme en mal, car ses prétentions impériales ont toutes échoué. La dernière date, 2015, rédigée par Emmanuel Laurentin3, prend acte de ce désenchantement tout en s’interrogeant sur le sens de la floraison qui eut lieu à travers le monde des trois couleurs du drapeau français en réaction aux attentats de janvier et de novembre. Il n’y a pas d’autre conclusion à ce livre.

Le propos serait, dit Christophe Charle, un des coauteurs de l’ouvrage4, dans un article du Débat, de faire une articulation entre histoire globale et nationale, sans frontière, sans territoire, sans héros, une histoire démystifiée. Je pense, quant à moi, qu’il s’agit d’une autre sorte de mystification. Il y a bien mystification, en quelque sorte le remplacement d’un mythe par un autre. Il est bien question de trouver à la France une place dans le monde conforme à sa réputation (telle qu’elle est représentée dans ce livre). Il est bien question de l’inclure dans le concert des grandes nations, même si la stratégie géopolitique que cela impliquerait est absente de ce propos. Il est enfin explicitement question de moraliser cette « histoire mondiale de la France ». N’est-ce pas là un projet assez voisin de celui d’Ernest Lavisse en son temps, qui voulait en faire un instrument d’éducation civique ? Si nous y adhérons, nous voilà bien mystifiés en effet. Je retrouve bien là plusieurs des accents du discours électoral de Macron (une France ouverte sur le monde et conquérante), considéré comme de centre droit, d’apparence rigoureuse et légèrement scientiste, un peu conservateur, très moral, prétendument moderne mais très obscur sur les perspectives.

Que conclure de cette analyse ?

Faut-il voir là une contribution à la naissance d'un nouveau parti ? Ce ne serait pas la première fois qu'on assisterait à l'écriture et la réécriture de l'histoire du pays au profit d'un projet d'Etat et d'un programme politique partisan. La volonté de faire du neuf au point de rejeter une partie des anciens récits dans l'oubli, la remontée vers les origines les plus anciennes possibles au risque de l'anachronisme, ce sont là des travers déjà vus de ce genre d'entreprises. Mais je ne pense pas que toute histoire du pays soit condamnée à caricaturer le passé de cette manière. J'ai eu l'expérience de recueillir les points de vue de personnes qui n'avaient pas la prétention d'être des savants, mais qui portaient sur le passé du pays un regard très peu consensuel et cependant très stimulant pour la pensée. J'en citerai quelques uns :

J'ai rencontré, il y a une dizaine d'année, un vieil ouvrier retraité qui m'a raconté comment il avait vécu dans sa jeunesse son apprentissage aux usines de fabrication des bas de soie des Cévennes, et son vif souvenir de l'année 1936. Il m'en a raconté la grève et le résultat pour lui inattendu : les congés payés ! Quoi ? Il allait recevoir de l'argent sans travailler ? Cela lui paraissait hautement immoral. En outre, ajoutait-il en me regardant d'un oeil malicieux, ils s'étaient interrogé, lui et ses collègues, sur la possibilité de son patron à financer cette mesure si nouvelle, et craignaient que des licenciements ou une aggravation des conditions de travail en découlent. Et il me montrait ensuite les bâtiments de l'usine aujourd'hui déserts. On peut discuter son point de vue, ai-je pensé ensuite, mais il n'en est pas moins défendable. Même s'il ne remet pas en cause la chronologie, il nous amène à reconsidérer la portée des événements qui la composent, grâce à ce regard décalé, différent au point de nous imposer une relecture complète de la période dite du « Front Populaire ».

J'ai eu l'occasion de renouveler ce genre d'expérience. En quête de témoignages sur les « enfants cachés », ces enfants juifs soustraits aux rafles et déportations nazies en France occupée, j'ai recueilli les récits de certains qui ont voulu me raconter comment ils étaient « revenus à la vie normale » entre 1945 et 1950. Ils ont brossé de la libération et de l'après guerre en France un tableau très peu idyllique. Insistant sur le bouillonnement de vie et d'énergie des rescapés de la Shoah, ils n'en décrivaient pas moins des conditions de logement, de travail et de vie d'une grande dureté et des difficultés telles que l'un d'entre eux s'exclamait : « Paris ville lumière ?! » Et de raconter les efforts considérables qu'il leur fallut faire pour se reconstruire une vie décente. Là encore, sans contester au fond que commencèrent alors ce qu'on a appelé ensuite « les trente glorieuses », leur propos jette un éclairage suggestif sur ce passé, quelque peu différent du stéréotype d'une libération radieuse..

Loin de moi l'idée que chacun ait son histoire. Loin aussi celle selon laquelle on pourrait opposer à l'histoire « officielle » une histoire « populaire ». Les exemples que j'ai cité sont venus de personnes conscientes qu'elles parlaient en leur propre nom, mais aussi qu'elles s'adressaient à tous et qu'elles ne souhaitaient pas s'isoler ou s'opposer. Ce ne sont pas des mémorialistes. Ce ne sont pas non plus des points de vue partisans. Je considère que ce sont des contributions précieuses à la compréhension du passé de tout un chacun. Ce ne sont pas des histoires de France mais ce sont des points de vue sur la France nourris par une réflexion sur le passé du pays qui nous intéressent tous. Certains des articles de l'ouvrage dirigé par Monsieur Boucheron sont de la même veine : 1871, la Commune de Paris. ; 1270, Saint Louis naît à Carthage ; 1984, « Michel Foucault est mort », entre autres.

Cette publication n'est donc pas inutile. Elle montre que l'histoire du pays aujourd'hui n'est pas irrévocablement écrite pour toujours par les thuriféraires de la III° République. Elle montre ensuite les dangers d'une telle entreprise si elle est conduite par une volonté de synthèse trop directive, mais aussi les possibilités d'ouverture que donne une pensée de l'histoire non pas fondée sur l'autojustification d'une théorie ou d'une généalogie édifiante ni l'évolution linéaire d'un progrès ou d'un déclin, mais des coups de projecteurs vers un passé évidemment complexe et foisonnant, à l'image de notre présent.

1 Ouvrage cité pages 50-54

2 Ouvrage cité page 27

3 Animateur de La Fabrique de l’Histoire sur France Culture.

4 Ouvrage cité page 548, l’article « 1900 ».

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