
Le temps historique
Un extrait de mon livre :
Histoire et Politique
ed. Verone, 2021
À la lecture d’une conférence faite par des universitaires de la Sorbonne sur l’Histoire1, que j’ai trouvée par hasard sur internet, je me suis posé ces questions qui permettront peut-être de mettre en perspective ce travail de réflexion sur l’Histoire. Il s’agit de ce qu’on appelle le « découpage temporel », qui est appelé également « périodisation ». Tous les auteurs, sur ce sujet, disent que ce découpage n’est jamais innocent : il dénote « l’émergence d’un univers politique »2, impliquant un système de gouvernement, une culture, une langue et/ou une religion. Cette expression, à elle seule, pose de graves questions. Quel est le propos de cette périodisation ? Existe-t-il un « univers » politique ? La périodisation est-elle une opération qui mobilise des connaissances historiques ou qui tend à démontrer une thèse politique ? Les universitaires auxquels je viens de faire allusion entrent dans une discussion savante et quasiment byzantine sur le découpage en histoire « antique », « médiévale », moderne » et « contemporaine » qui est devenu par trop conventionnel… Mais qu’ils persistent à utiliser. Leur discussion porte essentiellement sur des dates de commencement et de fin de ces périodes dont ils évaluent la pertinence, alors qu’il aurait peut -être fallu discuter aussi les raisons de fond de ce découpage.
Entendons-nous d’abord sur ce qu’est le temps historique. Habituellement, celui-ci est considéré comme différent du temps vécu : ainsi l’histoire académique ne prend pas en compte les faits qui se déroulent pendant la génération actuelle. Mais d’autres pensent que, dès que l’on a changé de situation générale, on peut considérer la précédente comme historique (par exemple ce qui s’est passé avant la chute du mur de Berlin alors que la majorité de la population, aujourd’hui, a vécu avant cette chute). Ce qui n’empêche pas de cataloguer le temps historique récent comme « contemporain » ou « du temps présent », dès lors qu’il peut relever de la mémoire orale3. On peut donc penser que la périodisation historique peut varier selon les régimes politiques et/ou les idéologies, en se fondant sur la prétention à l’objectivité que recèlent ces références à une datation chiffrée.
Les calendriers
Car le découpage en période et l’identification des « dates » historiques reposent sur la datation en chiffres, c’est-à-dire sur un calendrier. Le calendrier dominant actuellement est le calendrier grégorien4, hérité du calendrier « julien », qui a été établi à l’époque romaine. À première vue, cette datation chiffrée peut être considérée comme « objective » avec une illusion de scientificité. Cependant le calendrier grégorien prend comme date d’origine la naissance du Christ, supposée, car aujourd’hui des historiens disent que Jésus n’est pas né cette année - là ; cette remise en cause n’est pas innocente non plus, car elle cherche à relativiser cette numérotation du temps passé. Les civilisations anciennes, et aussi d’autres civilisations ou religions actuelles emploient d’autres calendriers (les calendriers juif, musulman ou orthodoxe, et d’autres encore ). Cette mesure du temps, et le choix de la date d’origine, ne sont pas neutres. Cela répond à une vision de l’origine du monde, ou de l’origine de la civilisation qui est « l’auteur » de cette datation, qu’elle soit légendaire ou non. Cela répond aussi à une ambition universalisante : le calendrier a la prétention de régler et d’expliquer le temps historique et son évolution pour l’humanité tout entière. C’est pourquoi ils sont souvent établis par des religions. Ils ont des fonctions économiques et sociales, mais leur fonction historique, jusqu’à présent, a été d’établir une continuité entre le passé et le présent depuis une date d’origine, l’an un du calendrier. Si le calendrier grégorien est devenu hégémonique aujourd’hui, c’est par convention, sachant que beaucoup de gens, dans le monde, usent d’une double datation. Ainsi en est-il de la part des musulmans, des juifs, mais aussi des Chinois et des Japonais. La prétention à l’objectivité que j’ai évoquée ci-dessus peut être considérée aussi comme une prétention à une histoire universelle, valide et intelligible par tout être humain. Le calendrier et l’histoire ont toujours une intention et une tendance universalisantes, mais il y a plusieurs histoires comme il y a plusieurs calendriers parce qu’il y a dans l’humanité plusieurs visions du monde, plusieurs civilisations, plusieurs appréhensions du temps historique et de l’origine du monde.
Quelle conclusion pouvons-nous en tirer pour nous ? Les périodes sont décidées par leurs auteurs en fonction de considérations subjectives (religieuses et/ou politiques) en grande partie, ce qui n’est pas une grande découverte. Par contre, l’histoire peut être découpée en plusieurs sortes de périodes, et ces dernières ne se succèdent pas ; le plus souvent, elles se chevauchent, quand elles ne se superposent pas5. Deux conséquences peuvent en être tirées : la première est qu’il n’y a pas vraiment de continuité dans l’histoire (y compris au sein d’une même temporalité, d’une même culture, d’un système politique qui cherche à se forger sa propre justification historique, par exemple la succession des rois capétiens6) ; la seconde est que chaque période a ses « grandes dates ».
Les « grandes dates », ou les mythes d’origine.
Les origines des « civilisations » sont toutes mythiques, ce qui ne signifie pas qu’elles sont fausses, mais que leur sens (disons aussi « leur signification pour aujourd’hui ») réside dans l’intention des auteurs. Ainsi en est-il du baptême de Clovis qui consacre l’alliance des guerriers francs, ancêtres de la noblesse, avec l’aristocratie chrétienne gauloise, héritière de la civilisation romaine et porteuse de la religion à laquelle Clovis et ses hommes se convertissent (dans la légende : voir mon article sur ce sujet ). Ce que nous apprennent, entre autres, ces dates symboliques, c’est qu’elles sont censées fonder des États. C’est entre les régimes politiques et ces dates « historiques » qu’une relation directe, mais implicite est établie. Souvent, d’ailleurs, ces dates fondatrices sont celles de guerres civiles ou internationales (c’est le cas de l’origine des cinq Républiques françaises) ou d’assassinats (l’Empire romain naît de l’assassinat de Jules César).
Ces dates n’ont été presque jamais discutées, jusque tout récemment pour certaines : la « réalité » de ces dates est quelquefois remise en cause, en particulier parce que la légende les embellit au point de les rendre merveilleux (Moïse recevant de Dieu les Tables de la loi sur le mont Sinaï, Clovis baptisé par la « sainte ampoule » apportée par une colombe). Le plus souvent, c’est la légitimité dont ils sont l’origine déclarée qui est contestée.
Les dates-ruptures
La notion même de rupture dans le temps historique est à examiner. En effet, en toute logique, s’il y a rupture, c’est qu’il existe au préalable une continuité susceptible d’être rompue. La notion (ou le concept) de rupture sous-entend donc qu’il y aurait une continuité à rompre. Mais si la continuité en question est rompue, qu’arrive-t-il alors ? Est-elle remplacée par une autre continuité, avec ses grandes dates, fondatrices ou non ? Ou bien quoi ? La fin de cette conception de l’histoire comme d’une continuité ?
La première rupture que connaît notre vision académique de l’histoire, c’est la naissance du Christ qui rompt l’antiquité gréco-romaine et fonde le calendrier grégorien qui est aujourd’hui en vigueur7. Cette date-rupture ci est, comme je l’ai déjà évoqué, remise en cause et ramenée à une simple convention. Elle a d’ailleurs été contestée la première fois en Occident par la Révolution française, qui a tenté de remplacer le calendrier grégorien par un calendrier révolutionnaire, qui comptait le temps à partir de l’an 1 de la révolution. En vain, car le calendrier grégorien était déjà devenu une convention : dans les villes et les campagnes, on continuait souvent à scander la semaine du lundi au dimanche et non du « décadi » du calendrier révolutionnaire.
Il y a bien d’autres dates-ruptures : elles marquent sans doute la fin ou le début de quelque chose, comme l’apparition du chemin de fer, qui transforme les communications, l’économie et la vie en société, au point que, par extension, de nombreux historiens appellent ce genre de ruptures des « révolutions », fussent-elles industrielles (la première, la seconde, etc.) ou culturelles. Mais, pour autant, ces ruptures sont décrites dans une continuité historique. Ainsi apparaissent des théories de l’histoire qui cherchent à concilier la continuité de l’histoire avec ces ruptures, en concevant une évolution cyclique de crise en crise (comme les historiens économiques Juglar8 et Kondratiev1) ou comme une succession de civilisations (comme Henri Pirenne9). En général, ces ruptures ne sont pas contestées dans leur existence, mais plutôt dans leur signification, et par conséquent leur datation précise. Sous l’apparence des chiffres qui leur donnent une connotation objective, ces distinctions sont éminemment subjectives. Elles le sont en tout cas parce qu’elles sont des choix de causalité : j’entends par là ce qui détermine que telle date en entraînerait d’autres de manière consécutive.
Révolution avec un "s" ?
Cette catégorie de dates-ruptures est étroitement liée à la catégorie de révolution, ce qui en fait une catégorie de notre pensée sur l’histoire. Si l’on peut déclarer que la catégorie de révolution n’est plus d’actualité politique et qu’elle est entrée dans l’histoire,. J’observe que le phénomène historique appelé « révolution » n’a pas eu lieu seulement en France, mais aussi en Angleterre, en Amérique, en Russie, en Chine, etc. Chacune de ces révolutions a eu une portée globale. Chacune a été singulière, au point de ne pas être comparable aux autres. Mais chacune a ouvert une séquence de dates dans le temps et l’espace, qui est aujourd’hui close. En France de 1789 à 1889 ; en Angleterre de 1641 à 1689 ; en Amérique de 1765 à 1787 ; en Russie de 1917 à 1990 ; en Chine de 1911 à 1976. On pourra discuter ces dates à loisir, mais le fait est que ces séquences sont closes. Ce qui donne une vision de l’histoire qui n’est pas périodisée, mais séquentielle.
Si par révolution, on entend un événement qui aurait un « avant » (« l’ancien régime ») et un « après », ce serait peut-être une rupture de continuité, mais aussi et surtout le passage d’une époque à une autre, d’une ère à l’autre, ou encore la clôture d’une séquence historique et l’ouverture d’une autre séquence. Cela n’exclut pas la possibilité d’une continuité historique, mais cela ouvre aussi la possibilité de discontinuité(s). Il se peut donc que dans notre vision d’histoire générale, il y ait des lacunes, des « blancs » des « trous » dans une trame que nous ne parviendrions pas à construire entièrement. Est-il possible, s’il en est ainsi aujourd’hui, d’établir une histoire générale de l’humanité ? La (ou les) révolution(s) de la fin du XVIII° siècle a (ont) introduit un doute, une interrogation sur la continuité historique qui demeure aujourd’hui.
La tendance qui a été dominante jusque tout récemment parmi tous ceux qui font de l’histoire a été de « déconstruire » ce qu’ils appellent des « mythes », comme si tout effort d’historisation du passé n’était pas une construction, et donc susceptible d’être « déconstruit » ! Pourrait-on donc « déconstruire » toute l’histoire ? Sans doute, mais je trouve que c’est un jeu futile, si l’on ne s’attache pas au vrai travail qui consiste à la reconstruire autrement, comme une pensée sur le passé. Et l’on en vient au nœud du problème.
Une Histoire générale, une histoire avec un grand H, est-elle donc encore possible ? Toutes les discussions précitées suggèrent que non. Pourtant, les récits de cette ampleur ont encore la vie dure.
Une histoire séquentielle ?
Je ne vais pas entrer dans la déploration de cette évolution, ni déclarer qu’elle est inéluctable, et en rester là. Elle comporte des aspects intéressants et stimulants pour la pensée. Ne s’agit-il pas de penser l’histoire autrement que comme une « évolution universelle » de l’humanité tout entière ? N’est-il pas alors nécessaire de réfléchir à un sens de l’histoire qui ne soit pas dans la recherche de son origine première et sa finalité dernière ?
L’histoire est en effet séquentielle : elle scande le temps historique non pas de prince en prince, de régime politique en régime politique ou de bataille en bataille, dans une continuité qui est celle de l’État, mais d'événement en événement. C'est sur cette base que j'ai conçu ce site et que je propose de repenser l'histoire de France.
