
Marx
et le sens
de l'histoire
extraits de mon livre :
Histoire et politique
ed. Verone, 2021
Aucun texte de Marx ne développe entièrement sa pensée sur l’histoire. Cependant, presque tous ses textes contiennent des réflexions à ce propos, en particulier celles de ses lettres qui sont parvenues jusqu’à nous. En parcourant ce corpus, je découvre une pensée vivante, évolutive, qui est à mille lieues du dogme marxiste figé en quelques citations lapidaires, qui fait de Marx un prophète. Ce fut commode pour mettre en place la dictature stalinienne. C’est aussi bien commode aujourd’hui pour rejeter en bloc la contribution de Marx à l’intelligence de notre temps. C’est que sa pensée n’est pas de considérer l’histoire comme une fatalité, une destinée. Bien au contraire, sa conception de l’histoire est désacralisée. Ce qui compte pour lui est de rechercher comment maîtriser le cours des événements, comment faire l’histoire, plutôt que raconter des histoires.
L’histoire est une pensée critique
La fonction de l’histoire qu’on trouve dans les premiers écrits de Marx, est de rompre avec le discours à la gloire des rois et des saints qui a souvent caractérisé l’historiographie d’avant la Révolution française, qui influence encore l’imagerie de nos manuels scolaires : « Saint louis », « le Roi-Soleil », etc., etc. Il a voulu rompre avec ce qui n’est en fin de compte qu’une justification de l’ordre établi. Marx, dans une lutte contre le courant réactionnaire qui submerge l’Europe à cette époque. Il ancre sa pensée de l’histoire sur l’héritage de la Révolution française contre la « restauration »1I. Il rompt avec une pensée de l’histoire comme de la généalogie des origines de l’ordre établi et lui substitue une pensée dialectique de l’histoire comme étant la permanente lutte entre l’ancien et le nouveau. Marx fait plus que rechercher des connaissances du passé occultées. Tout au long de sa vie, il va chercher à établir à la fois une nouvelle pensée, une nouvelle méthode de recherche et de synthèse, et tenter de se dégager de tout dogme.
Il y a donc bien là une pensée de la rupture en histoire, elle en est la trame essentielle ; l’antagonisme et la rupture sont le fil conducteur d’une compréhension globale du passé historique. La révolution est donc à ses yeux la poursuite de la lutte multiséculaire entre l’oppresseur et l’opprimé, l’ancien et le nouveau, la restauration et la révolution. Elle n’est pas axée sur la permanence de l’ordre politique, religieux et social, mais sur le changement dans tous les domaines2. Ce qui le distingue, c’est de légitimer le changement, la remise en cause de l’ordre établi, afin de rendre pensable la transformation de l’État et de la société par les hommes pour l’émancipation du prolétariat.
Passé, présent et avenir, une dialectique de l’ancien et du nouveau
La pensée sur l’histoire est selon lui d’articuler le passé et l’avenir. Le passé contiendrait des rêves d’avenir qu’il s’agirait de concrétiser par ce qu’il appelle une « prise de conscience ». Le nouveau, de ce point de vue, n’est donc pas la destruction du passé, mais d’accomplir les idées du passé. Le nouveau ne naît pas de rien, mais il est en relation étroite avec l’ancien. Les révolutionnaires cherchent à accomplir ce qu’avant lui d’autres ont cherché sans y réussir pleinement3.
Il y a beaucoup à dire là-dessus. J’y vois au moins trois choses :
1— C’est par l’action au présent, qui se projette vers l’avenir, pas seulement par un passage, et que se réalisent les espérances du passé. L’histoire, selon Marx, n’est pas un retour sur le passé, mais un projet d’avenir. Car elle ne s’écrit pas. Elle se fait.
2— La continuité historique est elle ainsi rétablie par Marx ? Peut-être, mais seulement dans la conscience que l’on peut en avoir au présent. Sa vision de la lutte des classes comme « moteur de l’histoire universelle » est une construction de sa propre pensée. L’histoire selon Marx est une activité humaine, et non une destinée décidée de l’extérieur. De cette façon, Marx récuse toute conception du destin, ou de la prédestination divine4, au profit de la liberté de l’homme, ce qui permet de rendre possible son émancipation.
3— La pensée de Marx n’est donc pas déterministe. L’avenir n’est pas écrit d’avance. Le progrès n’est pas inéluctable. Le communisme auquel il aspire n’est pas ce qui doit arriver : c’est une alternative à l’avenir que le capitalisme libéral promet à l’humanité. Faire de l’histoire et faire de la politique, pour Marx, c’est tout un. Cart la révolution est possible, mais elle n’est pas inéluctable. La lecture de ses textes qui sont les plus connus concernant l’histoire (le Manifeste…, Le 18 brumaire…, et La lutte des classes en France) peut être lue comme un appel à la révolution, mais aussi comme la constatation qu’elle n’a pas eu lieu. Il y a une alternative à la révolution ; pour Marx, c’est la contre-révolution. Et cette alternative est liée à la subjectivité des acteurs de l’histoire. On cite volontiers dans l’incipit du 18 Brumaire… que l’histoire se répète deux fois, la première comme tragédie, la deuxième comme farce. Mais on occulte ainsi le paragraphe suivant qui commence ainsi : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. » : l’action libre des hommes, leur choix pour l’avenir se fait dans les limites de ces conditions.
Dès lors, le présent apparaît dans cette pensée comme une transition entre le passé et l’avenir. C’est, selon sa propre expression, un « passage », un « acte de procréation », le devenir d’un espoir en réalité. Sa vision de l’histoire est, tout au contraire d’un déterminisme, un mouvement, un processus en train de se faire : « Il est [ce mouvement] pour sa conscience pensante le mouvement compris et connu de son devenir. » (manuscrits de 1844). La révolution n’est pas le seul événement historique. Marx constate que la contre-révolution existe aussi, sans parler des guerres et d’autres événements encore. Mais il soutient que la révolution est l’événement qui doit avoir lieu (ce n’est pas une nécessité, mais une exigence pour le révolutionnaire).
LA DIALECTIQUE HISTORIQUE
S’il part toujours du présent dans ce projet, c’est en l’inscrivant dans une perspective historique qui s’étend du passé vers l’avenir. Il introduit alors ici une finalité à sa conception de l’histoire qui se révèle aussi la finalité de son œuvre. La dialectique historique qu’il pense apparaît comme une nouvelle sorte de continuité, faite de ruptures révolutionnaires. Ce faisant, il sort d’une réflexion sur l’histoire pour entrer dans une projection vers l’avenir. La finalité de l’histoire qu’il pense est pour lui non pas inéluctable, mais possible. La révolution est pour lui une volonté politique.
L’histoire selon Marx ne serait donc pas régie par des lois. Pas d’idéalisme non plus, pas plus qu’il n’y a de « loi de l’histoire » ! Dans la Critique du programme de Gotha (1875), il ironise sur cette « loi » qui est plutôt pour lui une « malédiction » qu’il faut « briser » : la « loi d’airain des salaires », la « loi naturelle ». En dernier recours, la pensée de l’histoire dans l’œuvre de Marx est celle de sa finalité. Les théoriciens du XVIII° et du XIX° siècle en général ont recherché quel sens il y avait dans les événements auxquels ils participaient et dans ceux qui les avaient précédés. En recherchant un sens, ils recherchaient une causalité. De fait, le présent est pour lui transitoire, entre le passé, définitivement fixé comme réel accompli, et l’avenir, possible, et qui doit faire l’objet d’un choix « de classe ». L’intérêt de cette conception est de poser le présent non pas comme la continuation immuable du passé, mais comme fluctuant, en mouvement, en transformation, en projection vers un avenir possible.
Peut-on dire alors que Marx a une théorie de l'histoire ? J’aurais tendance à penser que non, pas tout à fait. Pas seulement parce qu’il n’a jamais établi de propos définitif et complet sur ce sujet… Son but, ce qu’il a toujours cherché n’a jamais été d’écrire de l’histoire5. Il a été de rechercher un sens aux révoltes des prolétaires de son temps, de penser la possibilité d’un avenir meilleur, de faire l’histoire et non de faire de l'histoire.
Sa dialectique, omniprésente et systématique dans sa pensée, relativise toute projection, qu’elle soit vers le passé ou l’avenir. Mais elle relativise le présent lui-même. En conséquence, si l’on reste conforme à la pensée de Marx, le communisme est possible, mais pas certain, et c’est encore moins une croyance. Marx n’a donc pas de théorie sur l’histoire. Car faire de l’histoire, pour lui, n’est pas autre chose que de tenter d’établir l’historicité du présent. Ce qu’il a fait… pour son présent.
L'HISTORICITE
Quelle est cette historicité à laquelle je fais allusion chez Marx ? Sans doute pas cette connaissance du passé qui serait attestée comme vraie, par opposition aux mythes et légendes ! Chez lui, l’historicité est celle de son engagement, de son action, qu’il détermine lui-même, en conscience dit-il, au regard du passé et de l’avenir. Cette historicité-là met l’accent sur un présent en devenir. C’est l’historicité de la révolte qu’il évoque en citant au fil de ses écrits Spartacus, les communes médiévales, la guerre des paysans au XVI° siècle. C’est aussi celle du développement économique, des inventions, de la naissance de l’industrie qu’il met en lien avec l’abolition de l’esclavage et l’extension du salariat. Cette historicité-là est une notion intéressante en ce qu’elle laisse place à l’invention, à la nouveauté, à la liberté. Car il s’agit essentiellement de faire face au présent, d’appréhender le réel tel quel. Cette historicité est une pensée politique.
Il est vrai que Marx, comme beaucoup à son époque, postule que l’histoire est un progrès. Et que le (ou les) point focal (focaux) de l’histoire selon lui est (sont) le (les) processus révolutionnaire(s). L’histoire serait-elle une science ? En fait Marx ne tranche pas, semble-t-il, sur ce point, car ce qu’il veut établir scientifiquement, c’est le processus révolutionnaire en devenir.
Cette causalité, du point de vue des marxistes, est centrée sur la lutte des classes. Or la lutte des classes est une notion qu’on trouve chez bien d’autres auteurs du XIX° siècle. Ceci est confirmé par Marx : « Je n’ai aucun mérite pour la découverte des classes ni de la lutte entre les classes dans la société moderne. Bien avant moi, les historiens bourgeois avaient décrit le développement historique de cette lutte des classes et les économistes bourgeois l’anatomie économique des classes. » (lettre de Marx à J. Weydemeyer, 5 mars 1852). On voit donc bien qu’il y a là une recherche, celle d’une autre continuité historique que celle de l’« Ancien Régime » après la Révolution française. Marx y a contribué avec une telle force qu’il est devenu le symbole, l’auteur éponyme de cette conception.
LE PROGRES
Quel sort faut-il faire alors à la formule qu’on attribue à Marx, « la lutte des classes, moteur de l’histoire » ? Je ne crois pas que cette formulation métaphorique soit vraiment de lui. Elle ne rend pas exactement compte de la notion de causalité dans sa pensée. Il cherche et présente des explications rationnelles qui remontent dans le passé, pour lui permettre de comprendre son présent et d’y intervenir. Il en vient à proposer un enchaînement logique de cause à conséquence du passé au présent, et pense la possibilité d’une extension de cet enchaînement dans l’avenir. Mais ce n’est pas là que réside l’originalité, la nouveauté, l’importance pour nous aujourd’hui de son propos.
La conception de l’histoire qui est trop souvent attribuée à Marx, cette conception selon laquelle la continuité historique évolue en une progression de l’humanité de crise en crise, de révolution en révolution, provoquée par la lutte des classes, relève en réalité d’une pensée sur l’histoire partagée par de nombreux auteurs du XIX° siècle et devenue commune dès les débuts du XX°. Il arrive au XXI° siècle que, tandis que le paradigme révolutionnaire n’apparaît plus guère pertinent en politique, les « ruptures », les « accidents » les discontinuités » du temps historique sont plutôt considérées comme des preuves de la péremption de sa conception de l’histoire. Pourtant c’est son observation des mêmes « ruptures », des mêmes « accidents », des mêmes « discontinuités » qui fonde sa pensée sur l’histoire. Est-ce paradoxal ?
FAIRE DE L'HISTOIRE : UNE PENSEE
Je pense que cette observation et cette pensée de Marx sont elles-mêmes une véritable rupture qui est d’autant plus importante à nos yeux que nous y voyons comment il est possible d’actualiser la nôtre : refus du déterminisme historique, causalités multiples, discontinuité et séquentialité du temps historique, pensée du passé à partir du présent. Dans la pensée de Marx, la Révolution n’est pas inéluctable. Elle est, par contre, tout à fait possible.
La question qui se pose sur la pensée de l’histoire pour moi n’est pas de conserver ou de rejeter la pensée de Marx, même si je considère la Révolution comme une catégorie obsolète en politique. Elle est de s’appuyer sur l’effort considérable qu’il a entrepris de s’écarter d’une conception de l’histoire en continuité linéaire et de poursuivre cet effort en s’écartant à notre tour d’une conception rigide et systématique de la causalité, qui nous ferait penser les événements du passé vers le présent, alors que c’est bien évidemment du présent que nous interrogeons notre passé, fût-ce pour y trouver des raisons de ce qui nous arrive aujourd’hui.
La question : comment appréhender le temps historique, comment penser le présent par rapport au passé, Marx nous la laisse entièrement ouverte. Il en a même élargi l’ouverture à une multiplicité de possible, en contribuant à désacraliser l’histoire par son refus de toute fatalité, de même que sa contribution nous permet aujourd’hui de rejeter tout dogmatisme, toute idée de « lois de l’histoire ». Cela la rend pensable. Prendre en compte l'héritage positif que Marx nous a laissé, c'est de comprendre autrement ce qu'on entend par l'expression "sens de l'histoire", c'est de faire de l'histoire comme une pensée sur le passé.
