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Un récit-modèle, la Bible

Notes de lecture de :
Enrico Norelli
La naissance du christianisme
Bayard 2015

L'événement même, ici la vie de Jésus, est rarement -- en ce qui concerne Jésus, pas du tout -- énoncé par son ou ses acteurs directs sur le moment. Ce n'est pas ce que Jésus a dit et fait qui est connu, puisqu'il n'en reste aucune trace. C'est ce qu'en ont dit d'autres a-posteriori, qu'ils aient été témoins, disciples ou commentateurs. La question de l'authenticité du fait - ce qui a eu réellement lieu - est une chose; sa postérité en est une autre. C'est la postérité qui fait l'événement. On dira que si l'événement est fondateur, ce qui est fondé a un caractère propre, sans doute en relation avec l'événement mais distinct de l'événement lui-même. La fondation de l'événement est un processus parfois long, toujours complexe : elle a sa propre histoire qui n'est pas celle de l'événement.

Un texte intemporel

 

Un texte intemporel

Dans ce texte, une question est peu évoquée : la notion du temps dans le message de Jésus. Dans l'événement tel qu'il est parvenu jusqu'à nous, il y a une part hors du temps. C'est cela qui permet de lui octroyer une postérité. Cette "part" est ce qui donne à l'événement une valeur intemporelle, ce qui permet de le rendre recevable en tous temps. Cela peut aussi être transformé en une nouvelle temporalité, un "temps nouveau" dont l'événement est déclaré l'origine. Ainsi, l'événement devient fondateur : il devient possible de dater le calendrier de la naissance de Jésus (quelle qu'en soit la date supposée). Mais la recevabilité en tous temps et en tous lieux de l'événement, d'une part, et d'autrepart la pensée de l'événement comme origine d'un temps nouveau sont deux questions distinctes.

Toutes les relations de l'événement "Jésus" sont des interprétations. Par exemple, la résurrection de Jésus après sa crucifixion est devenue un élément établi de cet événement assez tardivement après sa mort, et cet élément même est devenu central beaucoup plus tard. Le mot même de "résurrection" est apparu et ne s'est imposé qu'après l'interprétation Paulinienne de l'événement, plusieurs dizaines d'années après sa     mort. Celle ci fait de la crucifixion et de la résurrection un retournement des valeurs  fondamentales de l'époque : la crucifixion, punition de l'esclave rebelle, mort atroce et ignominieuse, est transformée par la résurrection en son contraire, une glorification. Cette perception-interprétation de l'évènement a prévalu en fin de compte  parce qu'elle a permis de réécrire l'histoire. C'est ainsi que beaucoup d'historiens considèrent que , notamment après la catastrophe de l'écrasement de la révolte palestinienne de 70 qui a profondément affecté la communauté chrétienne de Jérusalem, ce sont les communautés chrétiennes fondées par Paul et d'autres ailleurs (Antioche, Corinthe, Alexandrie, Rome), qui ont eu la prééminence, en s'appuyant sur les lettres qu'il a laissé. Cette réécriture de l'histoire a ensuite inclus des textes dits "légendaires" parce qu'issus d'une tradition orale mémorielle, comme par exemple les récits de la naissance de Jésus, de la fuite en Egypte, de la présentation au Temple, etc ... (tirés non pas des évangiles, mais de "Nativité de Marie, Révélation de Jacques"). Il y a là un rapport étroit à faire entre la mémoire de l'événement et son histoire, centrées sur l'interprétation choisie de son message. C'est tout cela qu'on peut appeler sa postérité.

 

Un texte fondateur

En quoi un événement devient-il fondateur ? Ce n'est pas parce qu'un récit en est fait. Car tout événement n'est pas fondateur. Il faut qu'il soit déclaré comme tel. Par qui et comment ? Il semble surtout qu'un événement devient fondateur lorsqu'une organisation naît, devient pérenne et se l'attribue comme tel en établissant un récit dont ces faits sont déclarés l'origine. C'est toute l'histoire de la fondation. Donc, un événement, çà se déclare et un événement fondateur se déclare a posteriori de manière organisée. Cela ressort clairement de ce livre.

Là où tout se complexifie, c'est que si l'événement devient le commencement de quelque chose, il apparaît dans le récit la possibilité, voire la nécessité d'une fin ou d'une finalité. Cette fin est donc annoncée. On peut dire aussi "prédite" ou "prophétisée" s'il s'agit de la fin d'une histoire. C'est ainsi que l'histoire de la fondation de la chrétienté est semée de la production d'un certain nombre d'"apocalypses" (i.e. révélations de la fin du monde). En ce sens-là, ce serait un millénarisme, et le christianisme n'en a pas le monopole puisque même certains courants révolutionnaires peuvent être qualifiés comme tels. Il peut s'agir aussi du commencement d'une mission, d'une tâche (la transformation de la société), d'une époque ou d'une ère.
Ainsi l'événement fondateur d'une organisation fonde également une histoire. Mais cette histoire est linéaire : elle sélectionne et ordonne des fait dans un sens établi, de la fondation à la fin, pour les chrétiens l'apocalypse.

 

Une postérité construite pas à pas

Pour son auteur, la distinction entre le récit établi de la vie de Jésus et ce qui a permis de le constituer tel qu'il nous est parvenu, c'est la restitution de cette concaténation de multiples traces hétérogènes et discordantes qui permet de comprendre comment la sélection des faits mémorisés de l'événement en un récit cohérent et orienté a été faite. On peut alors comprendre comment la postérité de l'événement a été construite. Ce qui est remarquable en ce qui concerne le récit de la vie de Jésus, c'est qu'il y a eu plusieurs évangiles : quatre ont été retenus et reconnus, malgré leurs différences notables, mais il y en a eu d'autres, qui ont été rejetés (l'évangile selon les Hébreux, l'évangile selon Thomas, l'évangile de Pierre, l'évangile des Egyptiens et d'autres textes qui étaient surtout des recueils de paroles de Jésus transmises de bouche à oreilles puis transcrites). Toutes ces productions ont en commun de rendre le message intemporel. Mais certaines seulement, en particulier les 4 évangiles canoniques, constituent des récits de vie qui font  de ce qu'ils relatent une histoire.

Pourquoi quatre évangiles ? Serait-ce à dire que même un évènement fondateur puisse être polysémique ? Là encore, c'est l'organisation qui induit ce choix. Si le nombre des chrétiens s'accroissait, ils étaient groupés en communautés (ou assemblées, ekklesiaï en grec) qui n'étaient pas hiérarchisées et au sein desquelles un leader institutionnel, et pas spécialement charismatique, n'apparut qu'assez tard (fin du 2° siècle sous le nom premier de "presbyteroï" (administrateur en grec) puis d'"episcopoï" (évêque). La plupart avaient une plus ou moins grande autonomie dans leur pratique comme dans leur doctrine. Au III° siècle, ces communautés ont formé des groupes plus homogènes, des grandes églises au rayonnement au moins régional. Ainsi s'est progressivement homogénéisée la doctrine et la pratique de ce qui est peu à peu devenu une religion. Lorsqu'il fut question de faire autoriser le christianisme par l'empire romain, il fallut non seulement harmoniser, mais encore uniformiser cette religion, son organisation et ses rites, mais aussi son dogme. Car les textes des évangiles étaient déjà lus et utilisés lors des célébrations : il y a un lien étroit entre le récit et la pratique organisée. S'il y eut 4 évangiles, c'est parce qu'alors on considérait qu'il y avait 4 grandes églises (Rome, Alexandrie, Antioche et Jérusalem), qu'il n'y avait pas d'incompatibilité doctrinale majeure entre les 4 textes, mais surtout que les utilisateurs de chacun de ces 4 textes reconnaissaient la même doctrine et n'étaient pas tentés par des déviations doctrinales, appelées déjà "hérésies". Ce qui fut vérifié et avalisé lors des premiers conciles (Nicée en 325, Constantinople en 381, Ephèse en 431). Ainsi voit-on, distinctes mais non disjointes, se former l'organisation de l'Eglise chrétienne et le récit de son événement fondateur.

 

Un modèle d'histoire

Mon propos est d'examiner en quoi le récit de l'évangile est un modèle pour les histoires de France. D'abord on trouve dans deux des 4 évangiles canoniques une généalogie de Jésus, celle de Matthieu qui remonte à Abraham et celle de Luc qui remonte jusqu'Adam. Il s'agit dans les deux cas d'établir la légitimité du récit. On retrouve ce souci dans les chroniques royales de France qui font remonter symboliquement la dynastie royale jusqu'à Enée, le fondateur mythique de Rome, tandis que l'histoire républicaine remonte à Clovis, ou même à Vercingétorix. Autre caractéristique, l'introduction du merveilleux dans le récit. On le trouve déjà abondamment dans l'Ancien Testament (tout le monde connaît la traversée de la mer Rouge, et Jonas dans une baleine), mais il parcourt constamment les évangiles et ses miracles (la multiplication des pains et la résurrection de Lazare). Dans l'histoire de France, il y a bien sûr la colombe qui apporte l'huile sainte du baptême de Clovis, mais aussi le pouvoir royal de guérir des écrouelles (étudié par Marc Bloch, Les rois thaumaturges). Dans l'histoire républicaine, ce sont les héros et héroïnes qui ont cette fonction, le premier étant Marat, assassiné par Charlotte Corday, mais aussi, et encore de nos jours, les locataires du Panthéon, sans oublier celui des Invalides, Napoléon Bonaparte.

Pourquoi mettre en évidence cette construction du récit fondateur ? C'est qu'il s'agit de le sacraliser, à la fois en remontant au plus loin de son origine et en insistant sur son caractère exceptionnel, extraordinaire, unique. Il se doit de l'être pour qu'on fasse de ce récit non seulement un texte fondateur, mais encore un texte perpétuellement actuel, hors du temps, comme l'événement qui est censé le fonder. Les évangiles en sont le modèle indépassable, une construction étonnante, ne serait-ce que de le composer en 4 exemplaires, ce qui en renforce la conviction au lieu de la diviser. En dira-t-on autant des multiples histoires de France que nous connaissons aujourd'hui ? Et trouvera-t-on à leur propos la sagesse qu'ont les chrétiens d'aujourd'hui de lire les évangiles sans trop se tourmenter l'esprit de savoir si ce qui est raconté a effectivement eu lieu ? Ils diront qu'il suffit de croire ... Concernant l'histoire de France, je dirai qu'il suffit de penser.

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