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Les grèves de 1936

Dans nos mémoires, c'est appelé le plus souvent "Le Front Populaire", et c'est l'objet, encore aujourd'hui de controverses tendues. Pour les uns, il s'agirait d'un grand mouvement réformiste qui combine à la fois la reconnaissance par l'Etat du syndicalisme, du mouvement ouvrier et du PCF et l'inauguration d'une législation sociale symbolisée par "les quarante heures et les congés payés". Pour les autres, ce serait l'accession au pouvoir d'un courant pacifiste, précurseur de la conférence de Munich qui ouvrit au régime Nazi la perspective de la seconde guerre mondiale et de la guerre d'Espagne qui mit Franco au pouvoir. Ces interprétations contradictoires sont le plus souvent en rapport direct avec des points de vue politiques habituellement qualifiés de "gauche" et de "droite". Une autre encore est celle qui considère que la "question sociale", ouverte par la campagne électorale du Front Populaire et amplifiée par les grèves, a complètement occulté des consciences à l'époque le danger de guerre internationale, substitué la "lutte des classes" à la défense du pays et la question nationale.

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Les ouvriers grévistes en 1936 se moquent  des clichés qu'on leur attribue (poing levé et couteau entre les dents)

On verra par ce texte que les faits sont moins tranchés. L'année 1936 reste cependant la date d'un événement qui n'est ni la montée du fascisme ni l'avénement de la social-démocratie en France. Il est certain que ce fut un événement puisqu'il a marqué nos mémoires. La question est de le comprendre suffisamment pour déterminer en quoi c'en fut un. Mais je pense que si le Front Populaire en fut un par l'avènement au pouvoir des socialistes et des communistes en France, les grèves de 1936 en furent un autre.

 

Les sources de connaissance de ce qui a eu lieu alors sont de mon point de vue assez anciennes, du moins en ce qui concerne les synthèses. Certes, elles évoquent les grèves, mais elles s'attardent surtout sur "le front populaire", c'est à dire sur les alliances électorales, puis le gouvernement qui porta ce nom et ce qu'il en est advenu. C'est assez dire que ces synthèses s'intéressent essentiellement au point de vue de l'Etat et des partis, et ne considèrent les grèves que si l'Etat est en rapport avec elles et si elles donnent un point de vue sur l'Etat. Or la question est justement là : les grèves de 1936 ont-elles eu un point de vue sur l'Etat ?

 

Les synthèses qui abordent cette question le font toutes sur le thème de "la révolution manquée", comme Trotsky (Où va la France, choix d'articles publiés par les éditions LBC en 2007), ou Daniel Guérin (Front Populaire, révolution manquée, réédition Agone 2013). D'autres le font en regard de la guerre civile espagnole et des relations tumultueuses entre les partis, le PCF qui soutint mais refusa de participer au gouvernement Blum, et le parti Radical qui participa puis fit tomber le même gouvernement.

 

En ce qui concerne ces grèves proprement dites, il n'existe en fait qu'une collection importante mais disparate de monographies et d'articles de qualité très inégale, bien qu'assez récents. Finalement je me réfère avec prudence aux dernières synthèses universitaires, sans doutes marquées par les tendances ci-dessus signalées, mais cependant assez précises pour être utilisables. Ce sont :

 

- Jean Vigreux, Histoire du Front Populaire, l'échappée belle, Tallandier 2016

- Michel Margairaz et Danielle Tartakowski, Le front populaire, Larousse, 2009

- Pascal Ory, La belle illusion, culture et politique sous le signe du Front Populaire, CNRS éditions

- Serge Wolikof, 1936, le monde du Front Populaire, Cherche midi, 2016

J'y ajoute sur des points particuliers les travaux de Pierre Laborie et d'Antoine Prost, dont les références sont citées en note de bas de page.

Les faits :

Le 26 avril et le 3 mai 1936 ont eu lieu en France des élections législatives. Elles opposèrent à gauche le Front populaire, composé du Parti Communiste Français, fondé en 1921, le parti socialiste SFIO, le parti radical et deux autres petits partis, l'USR et le PUP d'une part, et d'autre part, à droite, l'Alliance démocratique, le Parti Démocrate Populaire et la Fédération Républicaine. Le Front Populaire obtint une majorité de suffrages (5.600.000 voix contre 4.200.000 aux partis de droite) et 369 députés contre 241.

 

C'est la SFIO qui, au sein du Front populaire, obtint le plus de députés. Son chef, Léon Blum, est donc pressenti par le président de la République, Albert Lebrun, pour former un gouvernement. Mais l'opération était délicate : le PCF, suivant les consignes données par l'Internationale Communiste, soutenait mais ne participait pas à ce gouvernement; le Parti Radical quant à lui était divisé et seule une partie de ses membres accepta de participer sans réserve. Les négociations durèrent un bon mois. De fait, cette victoire électorale devait être modérée car le total des suffrages en faveur des partis du Front Populaire n'a augmenté que de 1% par rapport aux précédentes élections. C'est l'apport du parti radical à cette coalition qui en fit une victoire ainsi que le revirement de la politique du PCF, qui a abandonné sa ligne politique de "classe contre classe", qui considérait la SFIO comme l'ennemi, et adopté une politique de front uni antifasciste depuis 1934.

 

Mais la fragilité de cette alliance électorale ne fut pas vraiment apparente sur le moment. Entre les deux tours du scrutin a eu lieu le traditionnel défilé du Premier Mai. Celui-ci fut particulier au sens où il était le premier acte de la CGT réunifiée (entre la CGT anarcho-syndicaliste et la CGTU qui avait fait scission en 1921 en se liant au PCF; la réunification avait été décidée deux mois avant les élections). Sans doute, cette réunification était sous l'influence de la stratégie de front commun entre les communistes et les socialiste face au danger fasciste. Mais ce n'était pas sa seule singularité, car les très nombreux défilés du premier mai, cette année là, ont été plutôt marqués par la tradition et par la crise économique. En effet, cette journée n'était pas fériée alors ; pour y participer, il fallait faire grève, et beaucoup l'ont fait pour défiler et pour assister aux meetings. Autre singularité, le drapeau tricolore apparut aux côtés du drapeau rouge et l'on chanta l'Internationale, une tradition, mais aussi la Marseillaise, ce qui n'en était pas une. Les revendications des 40 heures et des hausses de salaires ont eu un fort écho en ces temps de chômage partiel, de marasme économique et de dures tensions entre les ouvriers et l'encadrement patronal, des thèmes qui sont rarement présents dans les discours électoraux.1

 

Malgré les efforts soutenus des états-majors du Front Populaire et de la CGT pour faire de ce mouvement de masse une manifestation festive et pacifique (les affiches de ce premier mai inscrivirent le mot "Paix" en gros, bien plus gros que les revendications2), ce sont les tensions sur les lieux de travail qui dominèrent en fin de compte. La première grève de 36 a eu pour cause le licenciement de deux ouvriers absents de leur travail le 1° mai aux usines Bréguet du Havre. Elle se déroula du 9 au 12 mai, ainsi qu'aux usines Latécoère à Toulouse pour la même raison le 13 mai. Il semblait que les ouvriers de ces usines aient pratiqué ce qu'on appelait alors "la grève sur le tas", qui est une première forme d'occupation d'usine, et le directeur, au Havre, fut consigné dans son bureau (on appellera cela plus tard "séquestration"). Très vite les ouvriers licenciés ont été réintégrés et les journées de grève payées.

 

La presse se fit largement l'écho de ces faits, et le mouvement de grève s'étendit comme une tache d'huile. Le 14 mai, par exemple, à Villacoublay et dans les usines Bloch à Courbevoie, les ouvriers entrèrent en grève et les jours suivants, d'autres usines, qui étaient voisines, suivirent leur exemple.

 

Le 24 mai, une manifestation, elle aussi traditionnelle, eut lieu en mémoire de la Commune de Paris. Elle rassembla une foule considérable, estimée à 600.000 personnes. Le lendemain 25 mai, les grèves s'étendirent dans toute la région parisienne et le 28 mai, les usines Renault entrèrent en grève. Elles le sont restées jusqu'au 13 juin. A partir du mois de juin 1936, il y aurait eu plus de 2 millions de grévistes, non seulement dans l'industrie aéronautique, mécanique et métallurgique, mais aussi dans les mines, les grands magasins, et même les restaurants ; les coiffeurs et les ouvriers agricoles ont cessé le travail. On a compté plus de 12000 entreprises en grève dont 9000 avec occupation du lieu de travail par les ouvriers.

 

Léon Blum parvint à former un gouvernement le 4 juin, un mois après le second tour des élections et plus de trois semaines après le début des grèves. Ce n'était pas un gouvernement révolutionnaire, ni même socialiste. "Il n'y a pas de majorité prolétarienne", dit-il. Son programme était celui du Front Populaire, un programme de réformes sociales pour atténuer les inégalités et la misère dans le pays, et, comme on s'en rendit compte par la suite, pour relancer l'économie par la consommation des ménages. Il réunit à l'hôtel Matignon les syndicats ouvriers et patronaux, et après 18 heures de négociations, fit signer les "accords Matignon" le 7 juin : hausse des salaires, délégués et comités d'entreprise. Le droit syndical d'entreprise était fondé.

 

Mais les grèves se poursuivirent, d'une part parce que de nombreux patrons ne voulaient pas respecter les accords Matignon, d'autre part parce que les revendications ouvrières sur les conditions de travail n'étaient pas prises en compte dans ces accords, notamment sur les horaires de travail , sur les cadences et le chronométrage du travail à la chaîne, contre les inégalités de salaire et les amendes pour non respect des cadences, etc ... En fait la situation fut très diverse : au Creusot et à Montceau les mines, le patronat appliqua immédiatement les accords Matignon et la grève n'eut pas lieu; au Charbonnages dans le Nord, les mineurs réclamèrent une baisse du loyer des corons.

 

C'est surtout dans des entreprises de plus petite dimension que le conflit se prolongea, avec un patronat souvent paternaliste qui se braquait contre "ses" ouvriers et protestait contre l'occupation de "son" usine. Les syndicats s'efforcèrent de faire cesser les grèves, y compris par des manoeuvres dilatoires contre les "meneurs"; le 11 juin, Maurice Thorez, au nom du PCF, déclara : "il faut savoir arrêter une grève dès que satisfaction a été obtenue". Dans les grandes fermes du Bassin Parisien, les propriétaires reçurent l'appui des "chemises vertes" de Dorgères pour casser la grève des ouvriers agricoles. La presse fulmina contre "les meneurs étrangers".

 

Le 20 et le 21 juin, deux lois ont été votées par le parlement : elles accordaient deux semaines de congés payés obligatoires et la semaine de 40 heures dans toutes les entreprises (sauf l'agriculture). Le 24 juin fut voté le droit syndical et la création de délégués dans les entreprises de plus de 50 employés. Cependant, les grèves se poursuivirent encore longtemps, la plupart cessèrent à la fin du mois de juillet, mais certaines ont duré jusqu'en fin août. Loin d'être apaisée, l'atmosphère sur les lieux de travail fut encore plus tendue qu'avant 1936. En septembre 1936, la dévaluation du Franc de 25 % au moins était supérieure aux augmentations du mois de juin (de 7 à 15 %). En décembre 1936 et jusqu'en été 1938, des grèves éclatèrent, dures et longues. Elles se soldèrent souvent par l'échec des ouvriers grévistes et des répressions patronales sévères malgré les lois qui venaient d'être votées et qui reconnaissaient le droit de grève.

 

Le gouvernement de Front Populaire n'a donc pas été consolidé par l'issue qu'il a voulu donner à ce mouvement. C'est alors que la situation internationale fragilisa encore plus cette coalition : le 7 mars 1936, Hitler avait engagé la remilitarisation de la Rhénanie en violation du traité de Versailles, et la France, divisée sur cette question, n'avait pas réagi; le 9 mai, l'Italie de Mussolini avait annexé l'Ethiopie; le 18 juillet Franco commença la guerre civile espagnole contre le gouvernement républicain de Frente Popular. De concert avec la Grande Bretagne, le gouvernement Blum se cantonna à une politique de non-intervention et de protestation impuissante au sein de la Société des Nations (à Genève), ne parvenant pas à trancher entre les pacifistes et les antifascistes. Finalement c'est sur sa politique économique et financière qu'il a chuté en juin 1937. Mais c'est une autre histoire en vérité.

 

C'est en effet une autre histoire. Lorsqu'aujourd'hui l'on évoque ce mouvement de grèves et les réformes qu'il a suscité, on ne parle ni de la situation internationale qui conduisit pourtant à la seconde guerre mondiale ni de la crise et de ses prolongements en France, encore moins de la composition du gouvernement. Cet événement et sa postérité portent sur autre chose.

 

la postérité

 

La première réaction aux événements de 1936 a été celle du rejet. Le mot de "réaction" lui convient d'autant mieux. En effet, dès 1937, la tension sociale s'exaspèra : le 16 mars, la manifestation antifasciste contre le meeting du Parti Social Français (ex-Croix de Feu) fut brutalement réprimé par la police, avec fusillade, 5 morts et 200 blessés. Le gouvernement Blum tenta en vain de lutter contre l'évasion des capitaux et l'effondrement du marché financier; il démissionna le 21 juin, remplacé par un gouvernement radical qui ne réussit pas mieux. Le 16 novembre, une tentative de coup d'Etat de la Cagoule (extrême droite) échoua. En mai 1938, le gouvernement Daladier édicta plusieurs décrets-lois contre les étrangers, qui étaient déjà durement poursuivis : on compte 400.000 expulsions d'étrangers pendant cette période. Le 21 août, Daladier déclara : "il faut remettre la France au travail" en annonçant "l'assouplissement" de la semaine des 40 heures, en fait son annulation.

 

Ces péripéties marquent l'échec de la politique du Front Populaire : plusieurs décrets lois en novembre 1938 annulèrent la semaine de 40 heures et la hausse des salaires par celle des prix. La CGT tenta de riposter par une grève générale qui fut un échec. En parallèle, un fort courant d'opinion s'éleva contre l'immigration, notamment celle des juifs fuyant l'Allemagne nazie puis, en 1939, celle des Espagnols qui fuyaient le régime de Franco et ont été enfermés dans des camps, mais aussi pour dénoncer une "décadence" de la France. On imputa aux grèves et aux mesures prises alors le marasme économique qui se prolongeait en France. Les occupations de 1936 ont été présentées comme des atteintes insupportables au droit de propriété et comme des tentatives de révolution. Le 26 septembre 1939, le PCF fut interdit, sous prétexte qu'il était "traitre à la Nation" puisqu'il justifiait les accords entre Staline et Hitler.

 

C'est ce courant d'opinion qui contribua à porter le Maréchal Pétain au pouvoir en juin et juillet 1940. Il culmina lors du procès des dirigeants d'avant guerre, Léon Blum, Daladier et Paul Reynaud qui eut lieu à Riom de février à avril 1942, mais n'aboutit à aucun verdict tant les chefs d'accusation étaient faibles. Dans cette tendance, on peut voir culminer une assimilation des grèves aux politiques des partis du Front Populaire du point de vue de leurs opposants.

 

Le Conseil National de la Résistance, créé par Jean Moulin le 27 mai 1943 sur les directives du Général De Gaulle, reprit à son compte le programme du Front Populaire. Y participaient en effet le PCF mais aussi les radicaux et les socialistes opposés dès 1940 au régime de Vichy. Une autre postérité, celle qui est favorable au Front Populaire, se fait alors jour. Les grèves ouvrières en sont largement occultées, car le PCF se présente à la Libération comme "le parti des fusillés", et la gauche non communiste s'est surtout attaché à la mémoire du gouvernement Blum et des lois de juillet 1936. La CGT, par contre, a conservé les avantages acquis de sa représentativité au sein des appareils d'Etat, renforcés par sa participation aux organismes sociaux, notamment la Sécurité Sociale. Cette institutionnalisation, dans l'après-guerre et les années soixante, s'accompagne de la transformation de la "grève générale" en un rituel orchestré par les centrales syndicales pour appuyer leurs négociations à l'échelle nationale avec les syndicats patronaux. De même, le premier mai, institutionnalisé lui aussi sous le régime de Vichy en jour férié, devient un défilé syndical dans lequel le muguet et l'avènement du printemps prennent la première place, plongeant dans l'oubli la commémoration de la Commune de Paris.

 

Dans un cas comme dans l'autre, c'est du mouvement ouvrier qu'il s'agit, que ce soit pour le diaboliser ou pour le sanctifier mais surtout pour l'institutionnaliser ou le parlementariser. Dans un cas comme dans l'autre, la postérité de la grande grève générale de 1936 est expurgée de toute connotation contestataire qui pourrait mettre en danger l'ordre établi. Ce qui est remémoré des grèves et des occupations d'usines qui bouleversèrent le pays entier en 1936, c'est l'apparence festive de ce mouvement de masse. Il est vrai que les occupations d'usine, alors, furent les occasions de révéler au public un visage jusqu'alors inconnu ou caché de la vie ouvrière. Des artistes de renom y contribuèrent; leur liste est longue : Renoir et Carné au cinéma, Giono, Céline, Malraux, Prévert en littérature, Lurçat, Fernand Léger, Picasso, Signac, Le Corbusier en arts platiques et architecture, et en musique Kosma, Jolivet, Honegger, et tant d'autres. Cela s'inspirait et cela amplifiait le courant déjà assez vivant qui animait l'art et la culture, diffusés par les nouveaux moyens de communication, cinéma, photographie, disque et radio. Certes, cela s'orienta vite vers ce qu'on appela la "culture de masse". Cependant, on assista, à l'occasion de ces grèves, à l'apparition de ce que Pascal Ory nomme "une culture de la grève"3. Les "grèves sur le tas" se muèrent en "occupations d'usine", les ouvriers se relayant pour occuper les ateliers jour et nuit, encouragés et ravitaillés par les habitants des quartiers populaires, organisant des carnavals satiriques envers le patronat, des bals, accueillant des comédiens et musiciens, inventant des chansons mobilisatrices sur l'air de ... D'où les images festives qui en sont restées, largement diffusées et donnant de ces grève une impression forcée, un peu vacancière, un peu "bon enfant", qui occulte les tensions sous-jacentes, et qui renforce l'idée reçue selon laquelle le résultat des grèves, ce furent les "congés payés". On retrouve cela dans les films de propagande qui ont été réalisés alors sous l'égide des syndicats par Renoir : "La Marseillaise", "L'avenir est à nous".

 

C'est le mouvement de Mai 68, et la grève générale qui s'ensuivit, qui mit fin à cette postérité. Sans doute, l'ampleur du mouvement soixanthuitard fut nettement plus grande, et il est impossible de l'associer, comme cela a été fait pour les grèves de 36 à tort ou à raison, à des élections, puisque ce sont les élections de juin 1968 qui ont mis fin aux grèves de Mai. Mais surtout, si les grèves avec occupation et séquestration des patrons en 1968 ont repris le plus souvent les mêmes formes qu'en 1936, elles consacrèrent la rupture du lien qui avait pu être créé par les postérités précédentes entre les grèves, les syndicats et le PCF, ,puisque ce dernier s'est opposé au mouvement étudiant avec la dernière énergie. Cette rupture s'approfondit les années suivantes. Les divergences entre les revendications syndicales et celles des ouvriers grévistes devinrent flagrantes, au point que, lorsque la crise économique de 1973 éclata, le chômage, les fermetures d'usines, la désindustrialisation du pays puis la politique anti-immigrés affaiblirent les syndicats et mirent fin au mouvement ouvrier, tandis que le PCF était ruiné par la politique d'union de la gauche et la chute du mur de Berlin.

 

Que reste-t'il du Front Populaire et des grèves de 1936 aujourd'hui ?

 

D'abord le constat d'échec de la politique du Front Populaire ! Elle fut largement animée et influencée par le PCF alors, mais aussi par le parti socialiste SFIO. Elle était porteuse d'une conception social-démocrate, qui visait à assimiler le mouvement ouvrier au sein du système parlementaire, en considérant la classe ouvrière comme une composante de la Nation. C'était un changement important dans la politique de l'Etat. La réaction pétainiste contre cette tendance ne fut vaincue que par la guerre. Mais le courant du Front Populaire avait déjà été écrasé. Le point de vue dominant à ce sujet est de considérer que c'est la montée du nazisme et du fascisme en Europe qui en ont été la cause. Il est vrai que le gouvernement de Front Populaire s'est montré d'une grande faiblesse face aux agressions en Ethiopie, en Allemagne, en Espagne et finalement à Munich. En lançant pendant la campagne électorale de 1936 des mots d'ordre aussi peu révolutionnaires et aussi proches du pacifisme que "le pain, la paix, la liberté", les partis de cette coalition (et au premier chef le PCF) s'étaient fort éloignés de la conjoncture internationale. Leur impuissance à maîtriser cette situation était devenue flagrante, que ce soit envers les rivalités de puissances, la crise financière ou les antagonisme sociaux. Il ne faut pas cacher que c'est la même assemblée qui a porté au pouvoir Léon Blum en 1936 et le maréchal Pétain en 1940, tentée par un "national-socialisme" à la française après avoir constaté le fiasco du social-libéralisme.

 

Il faut pourtant bien remarquer que les grèves de 1936 n'ont pratiquement porté publiquement aucun point de vue sur la guerre d'Espagne (même si de nombreux Français rejoignirent les Brigades Internationales tandis que le gouvernement prônait la non-intervention), et que si les grèves se déclenchèrent en ne tenant en fait aucun compte des résultats électoraux du 3 mai 1936, elles n'en ont pas moins été sans autre réaction que de ne pas tenir compte des appels à cesser le mouvement après les accords Matignon. Y avait-il un point de vue ouvrier et populaire sur la politique de l'Etat, tant à propos de la crise qu'à propos de la guerre ou même de sa législation sociale ? Il faut bien admettre que non.

 

L'excellent ouvrage de Pierre Laborie4 détaille les questionnements et le désarroi de la population à cette époque. Mais il n'y en a pas de trace dans la représentation légendaire qui est gardée du Front Populaire. Les images qu'on en conserve sont celle d'un consumérisme triomphant : les congés payés. Mais, contrairement à ce que l'on croit, ce ne fut aucunement une revendication ouvrière. Je me souviens fort bien de la remarque d'un vieil ouvrier5 que j'interrogeais à ce sujet : "j'ai été choqué à l'époque : comment peut-on être payé sans travailler ?"

 

La vérification est faite, une fois de plus, que tout événement est polysémique. Il y a eu, il y a et il y aura encore certains pour penser que le Front Populaire et les grèves de 1936 marquèrent la décadence de la démocratie parlementaire et préfigurèrent la chute de la troisième république. Il y en a aussi pour considérer ces mêmes grèves comme une page de gloire du mouvement ouvrier et du syndicalisme en France. Il y en a encore pour célébrer 1936 comme l'acte de naissance de la politique dite de "l'Etat providence". Je pense pour ma part que ce sont un événement pour une autre raison : ce qui reste en nos mémoires, c'est le mouvement de grève proprement dit, un mouvement de masse imprévisible et inouï, la surrection de ce qu'appelaient de leurs voeux les militants révolutionnaires depuis des décennies, la grève générale, le "grand soir" ! Il importe de s'y intéresser de plus près, car on a connu depuis d'autres mouvements de cette sorte : mai 68, les Gilets Jaunes. Il est possible d'examiner 1936 autrement, en le considérant comme une "opportunité aléatoire"6. Les grèves ont surgi au moment où la répression étatique semblait affaiblie.

 

La puissance de ce mouvement de masse fut importante mais c'est la surprise qu'il créa qui interroge : ce mouvement n'était pas révolutionnaire, il ne cherchait pas à renverser l'Etat, ni même à prendre le pouvoir, même si Jean Vigreux croit y percevoir "un petit goût de révolution". De quoi s'agissait-il ? Que voulaient les grévistes ? Quel était l'enjeu ?

Lorsque l'on examine, comme l'ont fait les historiens dont j'ai cité ci-dessus les travaux sur le mouvement de grève du point de vue des partis et des médias, c'est une énigme insoluble, qu'on ne peut que contourner en décrivant ces grèves comme une fête, en réduisant ce mouvement à la "conquête" des congés payés. Quand Pascal Ory nomme cela une "belle illusion", je ne sais s'il qualifie ainsi le mouvement lui-même ou la lecture qu'il en fait lui-même, ainsi que bien d'autres commentateurs.

 

Les grèves de 1936 ont déjà ceci de singulier qu'elles ont rompu avec le cours de l'actualité parlementaire de l'époque. Elles ont commencé alors que le nouveau gouvernement n'était pas encore constitué, et elles se sont prolongées après la signature des accords Matignon dans de très nombreuses entreprises, soit parce que les employeurs ne voulaient pas appliquer ces accords, soit parce que les grévistes avaient d'autres attentes que ces accords ne prenaient pas en considération : sur le statut du personnel (dans les usines à gaz), l'interdiction des renvois arbitraires, la fin des chronométrages, du salaire au rendement (notamment dans les mines), de la ségrégation selon l'origine des salariés et entre hommes et femmes.

 

Si des militants révolutionnaires, syndicalistes ou non, ont pu jouer un rôle important dans l'organisation de ces grèves, ,voire même leur déclenchement, ils n'en ont pas moins été dépassés par l'ampleur qu'elles ont prises et les formes qu'elles ont adopté. C'est en particulier le cas des occupations d'usines. Elles se sont imposées comme allant de soi, sans discussion entre les ouvriers. Les arguments en faveur de ces initiatives, qui ne relevaient ni des syndicats, ni des partis, pouvaient être de se garantir contre les agressions ou l'embauche de "jaunes" par le patronat pour briser la grève, ou encore de faire pression sur les négociations sans pour autant détériorer l'outil de travail. Dans les faits, ce fut vécu comme une transformation du lieu de travail au point d'y dormir, d'y manger et d'y boire, d'y chanter et danser, d'y faire la fête, de faire de l'usine un lieu de vie. L’occupation est apparue naturellement comme l'affirmation de l'existence des ouvriers, la révélation positive d'une force. Cela comptait plus que les revendications elles-mêmes. Mais surtout cela permit aux ouvriers de parler, d'échanger entre eux, quelque chose qui jusqu'alors était impossible dans l'usine, et d'exprimer eux mêmes leur point de vue sur leur travail.

 

Ce mouvement s'opposait à la politique générale du patronat à l'époque. Ce dernier, en cette période de crise économique, tendait moins à licencier les ouvriers (même s'il pratiquait activement le renvoi des ouvriers immigrés) qu'à pratiquer le chômage partiel et l'augmentation des cadences de travail. Simultanément, le chantage au licenciement, la discipline de travail durcie, l'arbitraire des encadrants, c'était cela la cible de la révolte ouvrière, et non la thèse communiste de l'appropriation des moyens de production. Alors que le patronat, et tout un courant de pensée, faisaient entendre que les grèves avec occupation étaient le début de la révolution, la contestation radicale de l'ordre établi, les ouvriers faisaient comprendre que l'usine ne pouvait être, en aucun cas, le lieu de la dictature patronale absolue, et qu'ils n'étaient ni les objets d'une gestion mécanisée de la production, ni les subalternes obligés d'un employeur dépositaire d'une autorité de droit divin. L'occupation d'usine marquait un changement de mentalité, un changement du rapport entre les ouvriers et leurs patron.7 C'est un approfondissement du rapport entre travail et capital8, entre employé et employeur, une question que le gouvernement de Léon Blum a cru pouvoir régler par l'institutionnalisation du syndicalisme. Le fait est que cette politique réformiste, si innovante qu'elle ait été, était étrangère à la situation concrète dans les usines et à la vraie question posée par la grève.

 

On ne traitera pas cette question dans ces lignes, car il est évident qu'elle est plus que jamais d'actualité, même si les termes concrets n'en sont plus les mêmes. Qu'on songe aux débats qui ont été relancés sur la question de la "valeur-travail" avec l'apparition du télétravail lors de la pandémie du Covid 19 et du confinement obligatoire qui l'a accompagné. Mais on n'est pas si loin que çà de la question de la nature de l'Etat, du fascisme et de la guerre dans les années trente du XX° siècle, car les régimes politiques dictatoriaux, en Italie, en Allemagne, en Espagne et ailleurs en Europe avaient eux aussi leurs "solutions" : multiplication du travail des femmes, chômeurs enrégimentés dans un travail forcé, concentration industrielle et déshumanisation du travail, le point extrême étant réalisé dans les camps nazis. N'est-il pas affiché sur le frontispice du portail du camp d'Auschwitz "le travail rend libre" ? En France, l'incompréhension des enjeux de la grève de 36 par la classe dirigeante a certainement joué un rôle dans la démobilisation de la population au début de la seconde guerre mondiale. Le Front Populaire n'a pas su traiter la question de la nature de l'Etat et de son rapport aux gens sur le travail. C'est cela peut-être la postérité du Front Populaire, en partie ...

 

En partie seulement ! Car le mouvement, en lui même, reste énigmatique tant que tout ce qu'il porte n'est pas pris en considération. En examinant la manière dont la grève a débuté et surtout la façon dont elle s'est répandue, on peut la considérer comme un "mouvement de masse". Mais cette dénomination plus ou moins sociologique ne sert qu'à indiquer l'incapacité des sociologues à le décrire autrement que par son caractère éphémère, la multiplicité des formes d'action qui le manifestent, la singularité de chacune d'entre elles et l'absence de leur formulation dans des termes compatibles avec les idéologies dominantes. Ce mouvement de grèves était inexprimable, impensable même tant du point de vue libéral que du point de vue révolutionnaire en général, marxiste ou non. Il n'avait pas de point de vue sur l'Etat parce que ce n'était pas son propos sur le moment. Son objectif était de faire reconnaître l'existence de l'ouvrier dans l'usine. En réduisant les grèves de 1936 à du "culturel", les analystes et commentateurs en exténuent l'importance. Les grèves et les occupations d'usines en 1936 ont manifesté une modification essentielle de la pensée des ouvriers sur eux-mêmes, dans leur propre subjectivité, et pas comme un groupe social, une composante de l'économie, une classe. Et cela, en soi, suffit à lui donner une grande actualité, et à en faire pour aujourd'hui un événement historique. Mais cela reste toujours ouverte la question de savoir ce qui a vraiment été nouveau dans la pensée ouvrière.

 

le 13/04/2022     
 

source : Le premier mai 1936 entre deux tours et deux époques, Miguel Rodriguez, in Vingtième siècle, revue d'histoire n°27 pp 55-60, 1990

source : Danielle TARTAKOWSKY, « Le 1er mai 1936 », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 07 avril 2022. URL : http://histoire-image.org/fr/etudes/1er-mai-1936

Dans sa thèse "La belle illusion, culture et politique sous le signe du Front Populaire".

4 L'opinion française sous Vichy, les Français et la crise d'identité nationale, 1936-1944, Points histoire, Le Seuil, 2001

Firmin Abric, ancien ouvrier des filatures de soie d'Aulas, dans les Cévennes.

une formulation de Sylvain Lazarus pour qualifier aujourd'hui ce qu'on appelait naguère "révolution" et qui, manifestement, n'en est pas? in Chronologies du présent, Paris 2022 La Fabrique p 56 et suivantes.

Sur cela, l'intéressant article d'Antoine Prost :les grèves de mai-juin 36 revisitées, in Le mouvement social n°200 pp 33 à 54, 2002.

Le texte le plus concret et le plus intéressant à ce propos est encore l'ouvrage de Simone Weil, La condition ouvrière, ed. posthume Paris, Gallimard, 1951, disponible sur internet : http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/condition_ouvriere/condition_tdm.html

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