
LA DEFAITE DE JUIN 1940
Dans la mémoire commune et dans les texte les plus répandus, il s'agit d'une bataille perdue. Mais quelle bataille ! Une défaite comme celle-là est en effet un événement justement parce qu'elle fut surprenante, inattendue, que son résultat dérouta et bouleversa tous ses protagonistes et que son retentissement fut mondial. Son importance en stratégie militaire et ses conséquences sur le cours de la guerre, qui sont encore aujourd'hui des objets de controverses, ont été souvent et longuement traitées. Elle marque bien la destruction quasi-totale d'une des plus fortes armées dans le monde; elle fait passer la France de la position de puissance mondiale à celle de territoire occupé. Mais c'est également l'effondrement en quelques semaines d'une organisation et d'une administration d’Etat, la dispersion des familles en fuite sur les routes, une économie sinistrée ... Les combats en eux mêmes, et la façon dont les Français l'ont vécue, pèsent lourdement dans nos mémoires. Mais ce qu’on a appelé « la débâcle », comme une catastrophe naturelle, ou « l’exode », comme une mutation biblique montre que c'est dans les esprits que la défaite a fait des ravages. En cela aussi, il s'agit d'un événement historique. De nos jours encore, il est largement sous-évalué. On a cherché et on cherche encore aujourd'hui à en minimiser l'importance en mettant l'accent surtout sur la résistance à l’occupation nazie et sur la fin de la guerre pour en taire la portée. Pourtant cet événement a marqué toute une génération, et aujourd'hui encore nos mémoires, non seulement comme la fin d’un régime, la Troisième république, mais encore comme l’effondrement d’une grand puissance et surtout comme la fin d'une époque. Si l'on rappelle les faits militaires, les destructions, les conséquences matérielles, sociétales et politiques de la défaite de juin 1940, qu'en a-t'il été et qu'en est-il encore dans la tête des Français ?
Le grand paradoxe de cet événement, c'est qu'il nous questionne d'autant plus qu'il nous est obscur. Dans la bibliographie pléthorique qui encombre les bibliothèques et les librairies, on trouve de nombreuses analyses politico-militaires et des compilations de multiples récits "vécus", le plus souvent pour justifier les décisions et les actes des différents protagonistes de l'événement. Si donc les faits peuvent être aujourd'hui assez bien connus, il va nous falloir lire entre les lignes pour comprendre ce qui eut lieu non seulement dans les états majors et les allées du pouvoir, mais aussi dans ce qui a été vécu au jour le jour et, plus encore, dans l'esprit du Français moyen. Car il y a là encore aujourd’hui, bien que les faits soient connus, quelque chose d’incompréhensible par tous. Même les Allemands vainqueurs en sont restés stupéfaits.
Sur la bataille proprement dite, on fait très souvent référence au témoignage posthume de Marc Bloch, L'étrange défaite (Gallimard 1946), qui relate ses observations aux postes qu'il occupa dans l'état major français. Ses remarques sont corroborées et utilement complétées par l'ouvrage récent de Gilles Ragache, Juin 40 (Perrin 2020). Sur ce qu'il advint des civils, on peut lire L'exode d'Eric Alary (Perrin, collection Tempus, 2010 - 2013). Ces ouvrages corrigent en partie les points de vue des ouvrages précédents, notamment ceux d'Henri Amouroux (le peuple du désastre, 1976) et Eric Roussel (le naufrage, 16 juin 1940, Gallimard 2009). Il existe aussi un nombre considérable de témoignages vécus, soit sous la forme de journaux, soit sous la forme de souvenirs. Sans doute leur synthèse est difficile tant ils sont variés; on peut tout de même en dégager des traits communs et sérier leurs réactions. Cependant il demeure très difficile de percer à jour l'état d'esprit de la grande majorité, car c'est un lourd silence qui a caractérisé la réaction du plus grand nombre sur ce qu'ils ont vécu et pensé alors.
Enfin, la controverse qui s’est engagée dès les premiers jours sur les raisons de la défaite reste toujours vive aujourd’hui : à l’accusation portée par le maréchal Pétain contre les Français « fuyards » répondit le jugement sévère que porte Marc Bloch à la fin de son livre (L’étrange défaite, écrit en 1941) contre les élites politico-militaires et contre les médias. Mais ce dernier est loin d'être partagé maintenant encore par ceux qui défendent le choix de l’armistice contre ceux de la capitulation ou de l’exil ... Car ce qu'il est advenu de ce pays après une telle défaite est encore en débat. De Gaulle, dans ses mémoires, a évoqué "l'anéantissement de l'Etat", tandis que Pétain, et ceux qui défendent encore sa mémoire de nos jours, en fait l'occasion d'une "révolution nationale"; Bloch, dans son texte posthume, déclare : "l'avenir de notre pays et de notre civilisation fait l'enjeu d'une lutte où, pour la plupart, nous ne sommes plus que des spectateurs un peu humiliés". Que peut-on en penser aujourd'hui ?
Les faits :
Si la guerre était prévisible au moins depuis 1935 (remilitarisation de la région de la Ruhr par l'Allemagne en violation des traités de 1919), et qu'elle devint en fait inévitable après l'invasion de la Tchécoslovaquie, malgré ou à cause de la signature des accords de Munich en 1938 (selon le points de vue), la stratégie offensive des Nazis n'apparut clairement qu'en Aout 1939 quand Hitler et Staline paraphèrent les accords germano-soviétiques de partage de la Pologne. En effet, cela rendait caducs les plans de la France d'un encerclement de l'Allemagne comparable à celui de la première guerre mondiale, et rendait obsolète la ligne Maginot et la stratégie de guerre de position et d'artillerie dont elle était l'application, dans une répétition de la première guerre mondiale. Hitler, en 1940, allait concentrer toutes ses forces contre la France.
Ce fut d'abord la "drôle de guerre": tandis que l'Etat-major franco-anglais attendait l'ennemi et tentait de le provoquer par de rares et timides attaques sans lendemain (dans la Sarre, en Norvège), l'Allemagne se préparait en attendant le meilleur moment d’une offensive qu’elle voulut être un foudroyant mouvement d’encerclement, ce qui eut lieu en mai 1940. Après une attaque de diversion aux Pays-Bas et en Belgique qui attira les meilleures unités française dans les Flandres belges, les divisions blindées allemandes franchirent la Meuse à Sedan en quelques jours, malgré une farouche résistance des Français en forte infériorité (3 contre 1), tant en nombre qu'en matériel (chars et avions). Puis, au lieu de se diriger vers Paris, où les attendait une seconde ligne de défense française hâtivement établie, les Allemands bifurquèrent vers la Somme en un large « coup de faux » pour enfermer les deux tiers des troupes alliées dans un piège, tandis que les Belges et les Hollandais capitulaient. Les Anglais décidèrent alors de rembarquer à Dunkerque, emmenant avec leurs 200.000 combattants plus de 140.000 Français et laissant sur place tout leur matériel lourd pendant que plusieurs divisions françaises se sacrifiaient pour retarder l'avance ennemie. Ainsi, contrairement à l'idée reçue, largement colportée d'ailleurs par les pétainistes, ce n'est pas en matériel et en effectifs que l'armée française a été battue, ni même en combativité, mais en tactique et en stratégie, jusques et y compris dans la conception de l’armement (mépris envers l’aviation, chars puissants mais trop lourds et trop lents, etc ...). L’état-major fut rapidement débordé, au point de ne plus parvenir à suivre l’évolution des opérations sur le terrain. Les ordres de retraite se transformèrent en déroute, et même en débandade : les unités ont été dispersées, sans commandement, livrées à l’initiative individuelle, et contaminées par la panique des civils. Certes, il y eut des combats, violents mais sporadiques, sur la Meuse, en Argonne, sur la Loire, la Somme et le Rhône. Il y eut aussi les rumeurs infondées d’une supposée 5° colonne qui n’a jamais existé, et la terreur entretenue par les mitraillages et les bombardements en piqué des Stukas maîtres du ciel. Les analystes considèrent aujourd’hui, comme le pensait Marc Bloch, que les fautes stratégiques commises depuis 1930 ont conduit à une telle impréparation, une telle imprévoyance que l’armée en était réduite à des actes de défense ponctuels « pour l’honneur » mais inefficaces, dans l’incapacité de se replier en ordre. Mais cela ne suffit pas à expliquer le phénomène.
Deux mots sont, comme il a déjà été dit, fort justement utilisés pour qualifier ce qu'il advint alors du côté des « civils » : "débâcle" et "exode". Illusionnée par le demi-mensonge de la propagande de l’Etat et des médias qui avaient fait croire que la ligne de défense à la frontière était impénétrable, l’opinion publique n’était absolument pas préparée à l’éventualité du contraire. Déjà cependant, en octobre 1939, habitants des zones situées entre la ligne Maginot et la frontière avaient été évacués au sud du pays, leur bétail abandonné sur place et leurs biens quelquefois pillés par des soldats français (selon des témoignages). Depuis septembre 1939, près de 500.000 parisiens avaient quitté la capitale pour la campagne. En mai 1940, les populations belges furent les premières à fuir l'invasion nazie (photo ci-contre) sous les yeux effarés des soldats Français. Ils furent rapidement imités des civils français eux-mêmes, les fonctionnaires et responsables politiques locaux parmi les premiers (sauf exceptions). Au total, ce furent environs huit millions de personnes qui se trouvèrent dans les trains bondés et surtout sur les routes embouteillées, familles dispersées, démunies de tout, sans nourriture et quelquefois sans eau. Il faut y ajouter les soldats de l'armée française en déroute qui essayaient de se replier en désordre dans cette cohue, les unités étant souvent disloquées et sans commandement (photo ci-contre). Une véritable panique saisit cette foule, dans laquelle chacun tentait de survivre. Ce fut une expérience terrifiante de disparition momentanée de toute organisation et de toute collectivité, dans laquelle seuls les comportements individuels pouvaient encore avoir une valeur quelconque, en bien comme en mal. Ainsi, tandis que les agences de la Banque de France se dispersaient au hasard, les tableaux des musées parisiens étaient soigneusement regroupés à l’abri dans des châteaux de province. Au sud de la Loire et dans l'Ouest, la population locale fut soudain triplée, voire décuplée par l’afflux de ce qu’on a appelé désormais « les réfugiés ». Les collectivités locales parvinrent plus ou moins à accueillir cette marée humaine, malgré la pénurie de tout. Mais à l'échelle nationale, pendant plus d'un mois, il n'y eut de fait plus aucune autorité française, ni civile ni militaire. Et, le 14 juin, les troupes allemandes défilèrent dans Paris vidé de la moitié de ses habitants.



Le ressenti immédiat :
Ce bref résumé des faits peut donner au lecteur une idée du désarroi qui saisit alors les Français. Ce qui en est le plus souvent relaté, c'est l'éclatement du gouvernement français, divisé sur la question : armistice ou capitulation ? Le 16 juin, à Bordeaux, une partie de l’administration centrale se replia dans un grand désordre. On pensait au confort des personnalités mais pas au moyens logistiques pour gouverner, disait un témoin. Le président du conseil Paul Reynaud démissionna et le maréchal Pétain en profita pour prendre le pouvoir avec l'appui de Pierre Laval. En même temps, une partie du gouvernement s'exila : De Gaulle partit pour Londres dans l'avion du général anglais Spears, et le paquebot Massilia quitta la France pour Dakar avec à son bord Herriot, Daladier, Mandel, Mendès-France et une vingtaine de députés. A Pétain qui proclamait le cessez-le-feu et annonçait l'armistice le 17, De Gaulle répliquait le 18 sur les ondes par un appel, peu entendu et peu diffusé sur le moment, mais qui eut par la suite un fort retentissement.
L'armée française, elle aussi, fut marquée par ce désarroi. Il y eut 60.000 morts et 123.000 blessés. 1 800 000 soldats furent faits prisonniers et envoyés en Allemagne travailler dans les champs et les usines. Des 400 000 autres encerclés le dos à la mer, certains continuèrent le combat jusqu'au bout, à Abbeville, Dunkerque et sur les ponts de la Loire (à Saumur notamment) et du Rhône. D'autres quittèrent la France, soit pour l'Afrique (notamment des aviateurs et des marins) soit pour l'Angleterre (ils y étaient 7000 en juillet 1940). La majorité (plus de deux millions) fut démobilisée, quelques uns dans l'idée de continuer la lutte en résistance, comme Georges Guingouin qui cacha son arme dans les bois, les autres dans l'obéissance à l'ordre donné par le Maréchal Pétain..
Le désarroi des Français fut renforcé par la décision allemande de diviser le territoire en plusieurs zones : la zone "libre" dans le sud de la France, séparée de la zone du Nord, occupée par l'armée allemande par la "ligne de démarcation", mais aussi l'annexion de l'Alsace-Lorraine au Reich, le rattachement des départements du Nord et du Pas de Calais à la Belgique et l'établissement d'une "zone interdite" (dite aussi "réservée") colonisée par des Allemands le long des frontières belge et germanique. L'autorité de l'Etat français réfugié à Vichy était donc sérieusement rognée et les discours patriotiques, brandissant le drapeau tricolore, vélléitaires. Ce qui n’empêcha pas le gouvernement Pétain de mettre en vacances le parlement, en sommeil les partis et les syndicats et de museler la presse. Pourtant le questionnement sur l’avenir était immense. Ce que De Gaulle a appelé « l’anéantissement de l’Etat » et qui ressemble plutôt à une désintégration, cela rendait indispensable dans les pensées une transformation drastique des institutions.
Quelle que soit l'issue du conflit mondial, qu'allait-il advenir de la puissance française ? Qu’allait-il advenir des réformes du Front Populaire ? Que restait-il de la "grande Nation" alors que le Maréchal Pétain s'apprêtait à rencontrer Hitler à Rethondes pour envisager une "collaboration" qui pouvait mettre le pays durablement à l'ombre du Troisième Reich, s'il était victorieux ? Et qu'en restait-il autour de De Gaulle qui s'engageait dans un jeu très serré auprès des Anglo-Américains pour préserver une identité nationale malgré une étroite dépendance militaire, économique et diplomatique ? Que devenaient les colonies, déchirées entre les partisans de Pétain et ceux de De Gaulle ? Nul ne pouvait alors prévoir ce qui allait arriver, laquelle des deux tendances allait l'emporter et ce qu'il allait rester de la grandeur passée, de la « civilisation française », de la République.
Quant aux civils, les familles restaient souvent encore désunies par l'absence d'un des leurs emprisonné ou parti avec les "français libres", ou par la perte de proches, malades et personnes âgées abandonnés, enfants perdus... La plupart revinrent peu à peu chez eux, dans la mesure du possible (sauf dans la zone « interdite »). Ils y trouvèrent l'armée allemande en train de s'installer, doublant les panneaux indicateurs routiers en allemand, mettant les horloges à l'heure d'Allemagne, réquisitionnant les meilleurs logements, les cinémas et les hôtels pour eux et imposant aux habitants des "ausweis" (laisser-passer) et des couvre-feux. Dans un premier temps, les occupants surprirent les Français par leur courtoisie, mais, très vite, les nazis accaparèrent le ravitaillement, la production industrielle et agricole alors que la population française était rationnée en nourriture, vêtements et chauffage, faisant venir à l'esprit cette phrase : "les Allemands prennent tout" qui laissait craindre la ruine de l'économie nationale. L'Occupation commençait.

Ainsi peut-on mieux comprendre le ralliement superficiel de la majorité des Français au Maréchal Pétain et à l'armistice. En juin 1940, l'annonce du Maréchal fut celle de la fin des combats et aussi celle du retour à la vie normale pour beaucoup de gens. Certes, on a parlé de "lâche soulagement" tout comme il a été dit que Pétain aurait traité les réfugiés de l'exode de "fuyards". Cela n'est que l'expression d'une propagande justificatrice : une des raisons de l'armistice était qu'il fallait préserver "l'honneur" de l'armée et surtout dédouaner le haut commandement de ses erreurs stratégiques et tactiques, quitte à calomnier les simples soldats dont la combativité sur le terrain fut en réalité beaucoup plus grande qu'on ne l'a prétendu. Une grande partie de la presse s'est alors attachée à couvrir Pétain d'éloges et à le présenter comme le chef charismatique dont on avait besoin pour "redresser" la France. En fait, on s'installait dans une situation provisoire et la nécessité immédiate, pour la plupart, était de restaurer un semblant d'ordre et de maintenir l'existence d'un Etat. Bref, l'intervention de Pétain fut favorablement accueillie sur le coup parce qu'elle était rassurante. Quant à De Gaulle, ou les hommes politiques qui voulaient poursuivre le combat dans les colonies, c'était pour beaucoup l'aventure à l'étranger, et l'assurance que, dans le pays, en cas de capitulation, l'on serait livré à une occupation ouverte, brutale, sanguinaire. Ce qui eut lieu de toute façon deux ans plus tard.
Ce n'est pas tout. Sur le plan politique, on eut l'impression de tourner une page : l'effondrement de la Troisième république était enfin acté. C'était cela le principal dans le soulagement nettement perceptible de l'opinion politique majoritaire. Le prestige du Maréchal Pétain constitua une garantie morale aux yeux du plus grand nombre pour un armistice honorable, mais on évalua bien mal en majorité ce que pouvait présager dans le culte du chef qui s'esquissait déjà en juin 40 les projets d'un régime autoritaire dans l'esprit de Pétain et de son entourage. Certes, Pétain fut alors respecté et honoré par ce que des historiens ont appelé depuis "le maréchalisme". L'armistice fut donc accepté. Mais il était déjà beaucoup moins certain que le régime vichyste reçoive une approbation aussi générale, sans même parler d'une adhésion enthousiaste ! Alors que l'armistice, dans la pensée de Pétain, était l'amorce d'une politique de collaboration avec le régime nazi et de "révolution nationale", cela n'a été pour la majorité des Français, pour qui le présent était bien noir et l'avenir très obscur, qu'une occasion de voir venir.
Quelle postérité de cet événement ?
Après l'armistice de 1945, les mentalités ont été nettement plus marquées par ce qui s'ensuivit de la défaite : l'échec de la "révolution nationale", l'invasion de tout le pays par les nazis en 1942, la Shoah et la guerre civile entre la milice pétainiste et la Résistance (elle même divisée) puis "l'épuration" en 1945. L'après-guerre fut alors marquée par la reprise de la vie politique parlementaire et la restauration de la république, quatrième du nom. Mais de la défaite de juin 1940 on ne parlait guère. On mit plutôt l'accent sur la glorification de la Résistance, au point de minimiser la collaboration, en masquant par exemple la participation de la police Vichyste à la rafle des juifs en 1942 et 1944. Puis, dans les années 1970, on mit nettement plus l'accent sur le régime de Vichy et la "collaboration". "Après le 'tous résistants', disait-on, voilà le 'tous pétainistes' !" . Et l'on s'intéressa de plus près aux opérations militaires de mai-juin 40 pour découvrir finalement ce qui a été résumé ci-dessus.
Que faut-il donc en penser aujourd'hui ?
Aujourd'hui donc, on se rend compte que la dimension historique de cette bataille excède largement le décompte des forces en présence, des mouvements de troupes, des combats et des pertes militaires. Cela ne suffit pas, on l’a vu, à comprendre un tel effondrement. Cet événement prend donc une autre signification que celle du changement de numéro de la République. Sur le plan strictement militaire, les conditions, les moyens et les stratégies ont tellement évolué depuis que ce n'est pas sur ce plan qu'il est possible de porter un jugement ou tirer des leçons. D'ailleurs cela a été fait sur le terrain en 1945 avec la victoire des alliés. C'est bel et bien sur le plan de la subjectivité des dirigeants, des combattants et de la population que l'essentiel de la bataille de juin 1940 s'est joué. Mais s'il s'agit de subjectivité, quel était l'enjeu ?
J'observe à cet égard que les propos du Maréchal Pétain sur la notion de "sacrifice" pour sauver la Patrie ont été pratiquement sans échos pour la population comme pour les combattants. Sur le front, les combats se sont déroulés entre guerriers : les plus farouches des Français ont été des "professionnels", les cadets de Saumur, les spahis à Stonne sur la Meuse, les tirailleurs et les équipages de chars de De Gaulle à Montcornet puis les fusilliers marins à Abbeville, et en face d'eux, les Panzers de Guderian. Le discours de Pétain est en partie un "copier-coller" des discours de 1914 à 1916, comme s'il s'était agi de rééditer les batailles glorieuses de La Marne et de Verdun. Quant à "l'appel du 18 juin" de De Gaulle, il insiste uniquement sur la dimension matérielle des affrontements, sans doute marqué qu'il fut par l'infériorité numérique et l'absence de couverture aérienne qu'il a subies dans les combats qu'il a commandé. Dans les deux cas, la réaction des protagoniste a été subjective et je constate qu'Il y a un accord entre les deux points de vue : il fallait redresser la France. Il ne s'agissait pas de comprendre les faits mais de justifier des choix politiques.
Il faut aussi considérer ce qui s'est produit parmi la population civile, ce qu'on appelle "l'arrière". En fait, si l'on prend aujourd'hui en considération l'ensemble de la situation, c'est bien l'ensemble de l'organisation étatique française qui fut anéanti, désintégré; c'est l'ensemble de la population, et pas seulement l'armée, qui sombra dans la panique et le chaos. Voici donc un événement très singulier: une défaite non seulement militaire mais totale qui marque la fin d'un régime, la troisième République, dont on avait pensé qu'il était solide puisqu'il avait, semblait-il, fait le bilan des tourmentes révolutionnaires du XIX° siècle, puisqu'il avait tenu bon pendant la première guerre mondiale, celle d'une civilisation humaniste porteuse d'une certaine idée de la paix civile, celle d'un empire colonial et d'une puissance industrielle de premier rang. De quelles tares souffrait donc ce pays ? Quelles faiblesses avaient-elles sapé son énergie au point de faire perdre à la majorité de ses habitants tout ressort ?
C'est dans la subjectivité des Français que réside le coeur du problème, on le vois bien. Les protagonistes de l'événement eux-mêmes en ont convenu. Les discours du maréchal Pétain ont insisté en terme durs sur la faiblesse de conviction de ses concitoyens (certains objecteront que c'est pour mieux occulter la sienne) : "l'esprit de jouissance l'a emporté sur l'esprit de sacrifice, déclara-t'il le 20 juin 1940. On a revendiqué plus qu'on a servi." Dans le camp adverse, celui de la résistance, les propos de Marc Bloch soulignent ce constat (dans les dernières pages de "L'étrange défaite") : "Quelque chose [s'est perdu] de ce puissant élan d'égalité dans le danger qui avait, en 1914, soulevé la plupart d'entre nous". Parmi les analyses récentes qui détaillent dans tous les domaines l'état du moral des Français, y compris l'impréparation des administrations, l'aveuglement des politiciens, l'incurie du commandement, il y a le texte remarquable de Pierre Laborie (L'opinion française de Vichy, Seuil, 1990) qui pointe l'abattement rapide du moral de la population et son acceptation de l'armistice. Ce qui est le plus frappant à mes yeux dans l'événement, c'est cet effondrement général, ce dont Pétain et De Gaulle, sur le coup, n'ont pris que peu la mesure. Mais il y a un accord entre les deux points de vue : il fallait redresser la France. Je ne développerai pas ici les divergences qui sont apparues alors sur ce qu'il fallait faire pour cela. Il en a été beaucoup disserté ailleurs. Cet effondrement est celui de l'Etat-Nation. La question que je me pose, c'est : pourquoi ?
Je n'ai pas trouvé plus de réponse théorique ou idéologique que matérialiste à cette question. Il m'apparaît qu'elle a été largement occultée. Dans un premier temps, entre 1945 et 1962, on s'est reporté sur ce qui restait de l'empire colonial, et il en est résulté la guerre d'Algérie. Puis, dans la foulée de la création de la cinquième République, le Gaullisme hexagonal a tenté de maintenir "une certaine idée de la France". Celle ci s'est néanmoins progressivement affaiblie à mesure que progressait une "certaine idée" de l'Union Européenne. Il y a, me semble-t-il, une relative concommittance entre cette temporalité et celle dela mémoire de la seconde guerre mondiale (de "tous résistants" à "tous pétainistes"). Je remarque pourtant que cette question nationale est très actuelle, tout à fait contemporaine. C'est une question de la politique aujourd'hui. C'est pourquoi je considère que la défaite de juin 1940 est un événement historique, non seulement parce qu'il est inouï, imprévisible et impensable, mais encore parce qu'il interpelle notre pensée au présent.
