
Le massacre
de la saint Barthelémy
24 août 1572
Ce jour là, et les jours suivants, à Paris et dans une vingtaine de villes de France, entre 10.000 et 30.000 assassinats furent perpétrés, souvent avec une horreur indescriptible. On en garde la mémoire sous le nom (triste ironie) de Saint Barthelémy. Ce crime de masse suscita dans toute l'Europe alors une grande émotion. Aujourd'hui encore, cet obscur événement marque nos mémoires. De nombreux ouvrages tentent de l'éclaircir sans y parvenir vraiment, tandis que des romans (notamment "La reine Margot", d'Alexandre Dumas, adapté au cinéma par le film flamboyant de Patrice Chéreau en 1994) en exaltent un récit dramatique. C'est que de nos jours les entrelacements complexes entre la raison d'Etat, les intrigues diplomatiques et courtisanes, les passions extrémistes des religieux et les flambées de violence de type pogrom qui se sont alors mêlés sont toujours d'actualité. En ce sens, c'est un événement historique.

Une situation confuse
C'est celle dite des "guerres de religion", qui s'étendirent de 1562 à 1598 et dont la Saint Barthelémy est le moment central, le grand tournant. C'étaient, avant le massacre, une succession d'opérations militaires entre des bandes armées conduites par des nobles catholiques et protestants à la faveur de l'affaiblissement du pouvoir royal sous le règne de Charles IX, fils d'Henri II et de Catherine de Médicis. Trois clans s'affrontaient pour dominer le conseil de régence : les catholiques intransigeants dirigés par la famille des Guise, les "modérés" conduits par les Montmorency et les protestants menés par les Bourbon,cousins du roi, Condé et Coligny. Tout était bon pour que chacun de ces clans accapare le pouvoir : assassinats, guet-apens, empoisonnements et même batailles rangées.
L'opposition religieuse entre catholiques et protestants n'était pas seulement pour les belligérants un prétexte. Pour la population, le catholicisme allait de pair avec l'idée d'un royaume uni et centralisé, et les bourgeois Parisiens y étaient largement favorables, tandis que le protestantisme porteur d'autonomie individuelle et distant à l'égard d'une sacralité de la couronne royale suspecte de superstition, était attirant pour beaucoup de provinciaux, notamment les notables cultivés, aristocrates et bourgeois, et leur clientèle. Aux prêches enflammés des prédicateurs de part et d'autre se mêlaient des considérations politiques et des intérêts personnels. Le roi Charles IX, soutenu et influencé par sa mère, Catherine de Médicis, avait des difficultés croissantes à préserver son autorité malmenée par ces factions.
Depuis 1562, il y avait déjà eu trois "guerres de religion", trois épisodes de conflits armés, trois guerres civiles interrompues trois fois par des "édits de tolérance", des tentatives de compromis autorisant partiellement la pratique du culte protestant à certaines conditions. Mais le pouvoir royal ne parvenait pas à les faire respecter. Le troisième, l'"Edit de Saint Germain", avait été signé en 1570. Pour le faire appliquer, le roi et sa mère avaient fait entrer l'amiral de Coligny, chef protestant, au Conseil Royal et décidé le mariage entre Marguerite de Valois, soeur du roi, avec Henri de Navarre (héritier des Bourbon et futur Henri IV). Coligny proposait au roi de sceller cette réconciliation par une guerre menée en commun contre l'Espagne qui menaçait le Nord du royaume et de récupérer les Flandres perdues sous François I°. Malgré l'opposition du pape qui l'accusait de consanguinité (les deux époux étant cousins) , malgré les prêches enflammés des prédicateurs catholiques contre cette impiété, ce mariage eut lieu à Paris du 18 au 21 aout 1572.
Les faits
Ce fut l'occasion de festivités somptueuses au cours desquelles fut mise en scène dans les rues de la ville une réconciliation apparente des factions sous la tutelle de l'autorité royale. Dans les églises et dans les foyers bourgeois de Paris, cependant, on murmurait contre ce gaspillage impie alors que les récoltes avaient été mauvaises et que les prix montaient sur les marchés. Mais tout se déroula dans l'ordre. On ne sait guère, en fait, ce qui déclencha le massacre. Le 22 août au matin, un certain Maurevert tira à l'arquebuse sur l'amiral de Coligny qui sortait du Louvre, et le blessa au bras. Qui l'avait payé : les espagnols, les catholiques et la famille des Guise ? Aucune de ces deux hypothèses n'est soutenable : c'était alors le compromis qui était à l'ordre du jour entre les clans. Le roi rendit visite à Coligny, mais les protestants, qui étaient venus très nombreux à Paris pour le mariage, protestèrent avec virulence contre cet attentat.
Le 23 août, un conseil royal "restreint" se tint en secret, en l'absence de Coligny. Apeuré, semble-t-il par la réaction des protestants, le roi y accepta un "acte de justice extraordinaire", sans passer par les voies judiciaires normales, pour ordonner l'exécution de 50 chefs protestants suspectés de complot, y compris Coligny. Les hommes du duc de Guise et la garde royale en furent chargés "discrètement" dans la nuit du 23 au 24 août. Mais le tocsin sonna dans la nuit aux clochers de Paris , on ne sait comment ni par quelle initiative. Ce fut le signal du massacre.
Ce massacre dura plusieurs jours à Paris même, où l'on estime qu'il y eut 3000 morts. Pour être sûr de réussir à décapiter le clan protestant sans résistance, le conseil royal avait fait fermer les portes de la ville et mobilisé la milice bourgeoise. On sait par des témoignages que cette milice prit une part active au massacre, ainsi qu'une partie du régiment des Gardes Françaises chargé de protéger le Louvre. Il fut dit qu'ils croyaient à une tentative de coup d'Etat des protestants. Mais ce ne furent pas les seuls. Une étude minutieuse des actes de succession a révélé que des bourgeois de la ville se sont soudainement enrichis à ce moment-là, profitant du désordre pour éliminer des concurrents, rivaux, ou ennemis personnels. Car les victimes furent les protestants, hommes, femmes et enfants, mais aussi des Italiens et des Juifs. Peu de protestants y échappèrent, les uns bénéficiant de complicités individuelles, les autres protégés par le roi sur son ordre en tant que proches de la famille royale, ce qui fut le cas d'Henri de Navarre, de l'ambassadeur d'Angleterre, de l'hotel de Nemours et de l'hotel de Guise.
Le roi envoya plusieurs messages pour ordonner de mettre fin au massacre, mais ce fut en vain dans de nombreux cas. Car la tuerie se répandit en province : Orléans, Meaux, La Charité sur Loire, Saumur, Angers, Lyon, Bourges, Aurillac, Bordeaux, Troyes, Rouen, Toulouse, Albi, Gaillac, Romans, Valence, Orange ... Cela dura jusqu'au 5 octobre. C'est à Orléans qu'il y aurait eu le plus de victimes, entre 1000 et 1500. Mais le nombre total de victimes est incertain.
Les responsabilités
Il a donc été dit que les miliciens bourgeois avaient commencé le massacre en attribuant les bruits de la tuerie des chefs protestants par les Guise à une révolte protestante. D'autres ont évoqué un "miracle" : la floraison soudaine d'une aubépine au cimetière des Innocents, ce qui, selon certains prédicateurs, aurait été un signe divin autorisant l'extermination des hérétiques. Le roi, de son côté, après avoir ordonné en vain d'y mettre fin, fit volte face et prétendit que tout avait eu lieu sur son ordre, sans doute pour éviter de perdre la face devant les cours européennes indignées. Il a été également soutenu que si l'assassinat des chefs huguenots a été très probablement ordonné par le Conseil Royal, l'extension des massacres a été le fait de l'entourage des Guise, du Duc de Nevers ou du frère cadet du roi, le Duc d'Anjou. Deux ans plus tard, Charles IX succomba à la maladie qui le minait déjà en 1572, la tuberculose et ce fut son frère, Anjou, qui lui succéda sous le titre de Henri III.
Mais les accusations, sans preuve aucune, me semblent motivées surtout par la volonté de trouver des responsabilités dans les allées du pouvoir. Car bien des gens, et parmi eux des historiens, ne peuvent envisager les faits autrement. Or je suis frappé par le constat général qu'il n'y eut aucune trace d'un ordre donné, d'une motivation explicite, ou même d'un intérêt politique ou économique à ce massacre. Le clan des protestants ne fut pas décapité, mais au contraire radicalisé dans sa détermination. D'autre part les catholiques extrémistes perdirent une partie de leur influence à la cour. Le roi lui-même y vit s'effondrer tous les espoirs qu'il avait investis dans le mariage d'Henri de Navarre avec Marguerite de Valois, organisé par sa mère. Ses relations diplomatiques tant auprès de l'Angleterre et des Pays Bas qu'auprès de l'Autriche et de l'Italie en furent durablement altérées. Si le pape ordonna un Te Deum à la nouvelle du massacre, cela n'eut aucun effet positif par la suite dans les relations de la couronne avec l'Eglise. Et la guerre de religion reprit de plus belle. Il faut chercher ailleurs quelle fut la portée de ce massacre.
Il me semble, à l'examen des faits, que l'événement et les réactions immédiates furent subjectives et totalement irrationnelles. On peut donc y voir des manifestations de crainte de la part des bourgeois et des nobles, car il ne se trouve aucune trace de participation du petit peuple au massacre, ni à Paris ni en province, tandis que les milices parisiennes et provinciales furent très "actives" dans leur volonté de "rétablir l'ordre". Les protestants auraient personnifié le risque de voir s'effondrer l'ordre établi, et la confiance dans la monarchie pour maintenir cet ordre aurait été sévèrement érodée par dix ans de guerres civiles sporadiques sans issue visible. Manifestement, nul ne croyait que le mariage si pompeusement célébré en aurait été une et personne ne croyait plus au compromis royal proclamé par les "édits de tolérance". A l'origine, je crois, de l'assassinat des chefs huguenots et du massacre qui s'ensuivit, il y a cette guerre civile et l'erreur politique et diplomatique de Catherine de Médicis et du roi Charles IX de tenter d'y mettre fin par un mariage. C'était sans aucun doute dans la tradition de la diplomatie et de la féodalité , mais c'était totalement inadapté. Ce qui s'ensuivit en donne la preuve.
Cependant l'événement a une autre dimension qui lui confère cette aura de mystère, cette incompréhension horrifiée qui subsiste jusqu'à nos jours. Le fait avéré que si la masse de la pôpulation ne participa pas activement au massacre, elle ne fit rien pour l'empêcher ni même pour s'y opposer. Cela tient à la dimension religieuse du pouvoir monarchique, qui reste aujourd'hui encore relativement prégnante. Le roi était sacré. Cette sacralité ne reposait pas sur un dogme ecclésiastique, bien que l'Eglise Romaine en ait tiré un grand profit. Elle remonte à la nuit des temps. Elle s'appuie sur des rites, des symboles, des mythes, comme par exemple celui selon lequel le roi, quelques jours après son sacre, aurait eu le pouvoir miraculeux de guérir des écrouelles (selon la formule "le roi te touche, Dieu te guérit"). Les protestants, en contestant la validité de ces rituels qu'ils taxaient de superstition, pouvaient être les cibles d'un ressentiment populaire dont on ne peut mésestimer la puissance, puisqu'il en reste aujourd'hui quelques traces (le caractère prétendument sacré du suffrage populaire aux élections par exemple).
Les conséquences
Certes, dans l'immédiat, il y eut des conversions forcées au catholicisme (en particulier celle d'Henri de Navarre), des remariages imposés par le rite catholique et des émigrations nombreuses de protestants vers Genève. Leur motivation reposait beaucoup moins sur la conviction religieuse que sur le respect des traditions rituelles. Mais il y eut aussi une crise politique majeure : la question religieuse -- fallait-il ou non réformer l'Eglise -- passait définitivement au second plan, supplantée par celle de la relation entre le roi et ses sujets : était-ce une soumission totale à sa volonté ou un contrat contenant des obligations réciproques ?
Il n'est plus seulement question de tolérance ni de maintenir l'ordre public et l'unité du royaume en respectant la diversité des croyances. La question est complexe, car elle a plusieurs dimensions : religieuse (quelle valeur accorder au sacre ?) et socio-politique (le roi a-t-il une autorité directe et si oui, laquelle ? Ou doit-il passer par l'intermédiaire de la noblesse pour gérer le royaume ?). En deux mots, la légitimité royale est-elle mystique ou civique ? On voit se développer alors une conception du sujet qui est de plus en plus active et qui tend vers une adhésion à un contrat entre le peuple et le souverain plutôt qu'une soumission à un ordre divin. Il ne s'agit plus vraiment d'établir une "Jérusalem terrestre" qui soit l'image, le reflet platonicien de la "Jérusalem céleste", le roi étant alors le représentant laïc consacré de la volonté divine : "un roi, une foi, une loi". C'est alors qu'apparut un courant de pensée qui s'appelait "les malcontents" et qui réunissait des protestants et des catholiques. Leur premier acte fut de tenter un "complot" en 1574 pour faire évader Henri de Navarre de la cour royale, puis ils approfondirent leur point de vue. Sans doute des auteurs comme Montaigne n'y étaient pas totalement étrangers, bien que distants à l'égard des protestants (les Essais ont été écrits à partir de 1572 et publiés en 1580; on peut citer aussi le Discours de la servitude volontaire de La Boétie et La République de Jean Bodin). Iy était question d'un nouveau concpt politique, celui de "souveraineté". Face à ce "parti" en gestation se constitua rapidement un autre en 1576, mené par la famille De Guise et qui s'appela "la Sainte Ligue" : elle était partisane d'une monarchie autoritaire appuyée par la haute noblesse et les parlements (qui se diviseront plus tard). Les "ligueurs" accusèrent les "malcontents" de républicanisme, mais poussèrent le fanatisme jusqu'au régicide d'Henri III, puis, malgré leur défaite militaire, à celui d'Henri IV. Ils seront relayés sous Louis XIII par le "parti dévôt" et on en trouvera encore des traces jusque sous la Fronde.
C'est ainsi que s'est ouvert le débat sur les relations entre le chef de l'Etat et les habitants du pays, qui perdure encore de nos jours. Alors que la notion de "sacré" est devenue l'objet de recherches depuis Rudolf Otto et Mircea Eliade.
Quel sens pour aujourd'hui ?
Le massacre de la Saint Barthelémy reste dans nos mémoires comme une faute politique, un "crime d'Etat" (selon Arlette Jouanna, Gallimard 2007). Mais c'est resté également le signe d'une tare consubstantielle à la monarchie absolue de droit divin, qui domina le royaume pendant deux siècles. C'est enfin l'événement qui date l'apparition publique d'une contestation du principe selon lequel l'autorité de l'Etat provenait de celle d'une puissance surnaturelle, celle de Dieu. On l'a retrouvée par la suite chez les protestants bien sûr, mais aussi chez les libertins et encore chez les Jansénistes. Ces derniers, bien que persécutés par Louis XIV, demeurèrent influents jusqu'à la révolution française. On peut rencontrer des traces plus anciennes de cette distinction entre le pouvoir politique et la religion. On peut remonter jusqu'à Augustin d'Hippone qui critiqua la conception du pouvoir sacré de l'empereur Constantin, que soutenait Eusèbe de Césarée au IV° siècle. Selon Augustin, la Cité parfaite, la "cité de Dieu", n'était pas réalisable sur terre. Du coup, la monarchie ne pouvait être considérée comme sacrée, ce que soutenaient les Jansénistes. La notion de "laïcité" pourrait être considérée comme l'héritage de ce courant de pensée.
Il n'en reste pas moins que le monarque, tout comme de nos jous le président de la république, est censé incarner l'unité du royaume. A travers la question religieuse, c'est peut-être , en dernière analyse, cette question de l'unité de l'ensemble des sujets de l'Etat qui était en jeu. Une question éminemment moderne et tout à fait d'actualité !
On voit apparaître alors, dans les propos des protagonistes des guerres dites de religion, un recours ultime lorsque la justice d'Etat semble défaillante, notamment quand le roi Charles IX fit exécuter Coligny sans jugement en vertu de son autorité absolue. Le peuple, la "populace" apparut dans l'esprit de beaucoup comme l'instrument, ignorant des manipulateurs, d'une justice immanente, suprême manifestation de la souveraineté. Des historiens, aujourd'hui, suggèrent que la fureur des massacreurs de la Saint Barthelémy aurait été inspirée par une angoisse existentielle : la critique iconoclaste et sacrilège de l'ordre établi, de ses rites et cérémonies tapageuses et empreintes de superstition par les protestants aurait suscité une "sainte horreur"justificatrice des massacres. Que vaut cette explication pour nous qui assistons si souvent à des pogroms et génocides ?
Ce qui m'apparait comme l'énigme fondamentale de cet événement, c'est de se demander comment la renaissance, ce grand mouvement intellectuel, a pu aboutir à une telle explosion de violence irrationnelle .
Il y a des événements heureux, certes, celui là, si sombre fût-il, en est un aussi par les questions qu'il nous pose.
