
La grande peur de 1789
La Révolution Française est la mère des événements ! Elle a donné lieu à une énorme masse de publications, un flot intarissable d'écrits, sans cesse renouvelés, souvent contradictoires. Mais ce n'est pas la seule raison. Il est également possible de dire qu'elle serait la matrice des événements modernes car elle contient en elle plusieurs événements, comme le soutient Jean-Clément Martin, que ce soit sur ce qu'on a appelé "la terreur" ou la première république de 1792 à 1795, ou sur l'année 1789, "l'année sans pareille" selon l'expression de Michel Winock.
Mais si, dans l'histoire officielle, c'est la prise de la Bastille qui symbolise la révolution, je soutiendrai que l'événement majeur en 1789, qui couvrit tout le royaume et qui imposa une transformation des fondements du régime la nuit du 4 aout puis la déclaration des droits de l'homme, c'est ce qui a été appelé "la Grande Peur ", un événement totalement inattendu, irrationnel au point d'être impensable et qui n'est assimilable à aucun autre, passé ou ultérieur. Est-ce pour cela qu'on l'évoque si peu malgré son importance majeure ?

On a beaucoup écrit, en effet sur 1789, la date éponyme de la Révolution, notamment sur la prise de la Bastille le 14 juillet, qui en est la commémoration officielle en France, et sur la "nuit du 4 août" qui est censée marquer la fin de "l'ancien régime" et de la féodalité, et inspirer aux députés de l'assemblée constituante la rédaction de la déclaration des droits de l'homme. Il y a cependant, outre ces deux dates, des faits étranges, obscurs et cependant jamais oubliés tant ils ont marqué les esprits de l'époque, souvent commentés ou évoqués mais rarement étudiés. Les historiens les ont baptisé du nom énigmatique de "la grande peur". Alors que le 14 juillet et le 4 août sont les dates de faits qui ont concerné le centre du pouvoir, la Bastille à Paris et l'Assemblée Nationale à Versailles, la "grande peur" a eu lieu dans tout le pays ou presque. On peut même considérer qu'en fait partie l'insurrection qui a amené le peuple parisien, effrayé par la rumeur de l'approche de régiments étrangers du roi (le royal allemand), à prendre la Bastille et que la séance de l'Assemblée constituante du 4 août en a été la conséquence.
Deux historiens de l'événement
Il n'y a que deux historiens qui se sont appliqués à le décrire en son ensemble avec quelque précision, dans la mesure où cela est possible : Hippolyte Taine (Les origines de la France contemporaine, tome II, 1878), et Georges Lefebvre (la grande peur de 1789, 1932). Il est en effet impossible d'en faire un récit exhaustif, ou même de le raconter car, puisque c'est un pur événement, il comporte une dimension fortement subjective, dans son déroulement et dans son approche historique : Taine et Lefebvre en sont eux-mêmes les parfaits exemples, l'un dans l'horreur, la détestation et la condamnation, l'autre dans la fascination et l'émerveillement. J'y trouve donc un grand intérêt, à la fois parce que c'est un exemple unique d'événementialité. Selon moi, l'événementialité est l'ensemble des caractéristiques qui peuvent constituer un fait historique en événement : il est imprévu au point d'être imprévisible; il est inouï et jamais vu par le passé (et comme tout fait historique, il ne se répète pas), et on cherche en vain à lui trouver des causes; il est impensable pour les deux raisons précédentes et parce qu'il remet en cause toute les théories, idéologies et systèmes politiques connus à l'époque. On peut le qualifier donc d'an-historique puisqu'il constitue une rupture avec la continuité de l'histoire. La "Grande Peur" répond complètement à cette définition. Mais étudier cet événement d'un peu plus près, cela peut me permettre de mieux comprendre d'autres événements de mon actualité, qui me sont contemporains, et qui semble avoir des caractéristiques approchantes, tels le mouvement des Gilets Jaunes en France ou les "printemps" arabes.
On peut approcher ainsi les tentatives d'explication de cet événement par deux historiens. Taine en fait une description métaphorique (dans Les origines de la France contemporaine tome II page 20): d'abord, il assimile "le paysan" concevant l'"idée neuve" d'une "multitude opprimée dont il fait partie" à "une bête de somme à qui tout d'un coup [viendrait] une lueur de raison", puis il compare le commencement et la propagation de la Grande Peur à celui d'un incendie. Selon lui, la cause en serait "la suppression du gouvernement" et l'apparition du "véritable souverain, qui est la foule" , "une irruption de brutes", "un flot de haine". L'intéressant dans cette description évidemment exagérée et caricaturale, c'est son caractère subjectif d'une part, et la réapparition de la notion de souveraineté, occultée depuis la Fronde et magnifiée tout autant que discutée dans les constitutions successives de la république jusqu'à nos jours. Ainsi l'on y voit apparaître le mot "foule", qui aura par la suite une fortune extraordinaire ensuite dans les premières tentatives psycho-sociologiques d'auteurs tels que Le Bon ( Psychologie des foules, 1895, La révolution française et la psychologie des révolutions, 1912).
Georges Lefebvre, le second historien de référence, critique les interprétations de Taine et de Le Bon dans une communication sur "Les Foules révolutionnaires". La Grande Peur était considérée seulement comme "une contagion mentale" d'un agrégat d'individus inorganisés en attroupements. Mais Lefebvre observe que ces attroupement se sont transformés en "rassemblements" motivés avec des raisons explicites et un but précis. Il y voit naître ce qu'il appelle "une mentalité collective"1 qui ne peut se comprendre seulement par la recherche de causes économiques et sociales. C'est cette "mentalité collective" qui peut "contribuer à expliquer l'histoire politique". C'est alors que Georges Lefebvre introduit la notion de "conscience",sans doute inspirée du marxisme, car pour lui "la foule à l'état pur" n'existe pas. Il y a toujours, dit-il, dans ce genre d'agrégat d'humains une conscience qui apparaîtrait au grand jour sous l'effet d'une émotion violente. Dans les pays moderne à la conscience élevée par une éducation, cet auteur suggère que cette conscience peut devenir le sentiment national. Ainsi se découvre une dimension nouvelle de l'histoire qui est celle des sentiments et qu'on retrouve dans les travaux actuels de Sophie Wahnich (La révolution des sentiments, Paris, seuil, 2024).
Comment se constitue cette "conscience élevée", qui doit préexister à l'agrégation d'une foule ? Georges Lefèvre évoque alors la propagande et la conversation qui propagent les nouvelles pendant les rencontres au quotidien, mais aussi les représentations consensuelles de la société et de l'Etat, colportées par les médias et les institutions scolaires. Tout cela est amplifié par les sentiments, notamment l'inquiétude et la peur des brigands et des militaires, mais aussi l'espérance de réformes radicales fondées sur un certain sens de la justice et de la morale. Il naît alors de cette conscience soudainement exprimée la manifestation d'une légitimité autre que celle de la loi. Sa puissance propre est créatrice de nouveauté. C'est ce qui donne à ceux qui en témoignent, acteurs ou spectateurs, l'impression de cataclysmes naturels, tempêtes, incendies, séismes, etc ... Et d'en exagérer la violence incompréhensible sur le moment, d'où l'impression de pulsions bestiales qui peut en ressortir chez des auteurs comme Taine.
Ces deux textes, celui de Taine et celui de Lefebvre sont remarquables en ce qu'ils sont un effort d'approcher le réel si surprenant de cet événement. Mais, comme l'on sait, le réel est insaisissable en totalité. On a prétendu qu'il manque à ces deux approches de la Grande Peur une dimension essentielle, celle de la pensée au point que les histoires de la révolution qui sont publiées depuis passent le plus souvent cet événement sous silence. Mais lorsque j'examine ces faits aujourd'hui, je ne peux m'empêcher de remarquer à quel point, dans la description qui en est faite, ils peuvent ressembler aux événements qui me sont contemporains, en France (les Gilets Jaunes) et dans le monde (le printemps arabe, les événements du Chili). Et je remarque aussi que les événements contemporains ne sont pas seulement perçus en termes d'irruption inouïe et de conscience, mais aussi en termes de pensée sur le pays, la société et l'Etat. J'en éprouve donc la nécessité de scruter la Grande Peur de ce point de vue là aussi.
Les paysans, acteurs de l'événement
Mais que peut-on savoir de ce que pensaient les paysans à la fin du XVIII° siècle ? On sait que la période révolutionnaire fut celle de la floraison de multiples feuilles, brochures, journaux et libelles dans tout le pays, que les correspondances privées s'y sont multipliées et qu'il nous en reste des traces abondantes. Mais ce sont là les productions des citadins ou de la partie aisée de la population rurale. Les paysans de cette époque n'écrivent pas, même si une partie non négligeable d'entre eux sait à peu près lire et écrire, comme l'ont révélé des études historiques récentes. Ils ont activement participé aux assemblées qui ont délibéré pour envoyer au roi les Cahiers de Doléance, entre février et mars 1789, même si la rédaction de ces cahiers, faite souvent par des curés ou des avocats ou sur des modèles diffusés depuis la ville voisine, pouvait avoir été sous influence. Il en reste donc quelques traces, mais elles sont difficilement distinguées comme authentiquement paysannes. Aussi n'y voit on que rarement une pensée propre des acteurs de la Grande Peur dans les campagnes : le constat du poids excessif des impôts royaux et les protestations contre les taxes et droits féodaux en constante augmentation y sont nombreuses, de même que la dénonciation des abus, les chasses seigneuriales détruisant les récoltes, les tribunaux corrompus condamnant les paysans qui portaient plainte, les terres communales accaparées par les seigneurs, les violences des garde-chasses, etc ...
Mais la pensée des paysans s'exprime autrement, notamment pendant le Grande Peur. Elle s'exprime non pas par des paroles, car sauf en de rares exceptions, ils ne sont pas écoutés, mais par des actes. Lorsque ces actes sortent de l'ordinaire, ils ont du sens, ils signifient quelque chose. Leur caractère extraordinaire est alors constaté et décrit par des témoins nombreux, même s'ils sont souvent déformés par des commentaires louangeurs ou, le plus souvent, dépréciatifs. C'est le cas par exemple des procès de paysans qui ont été considérés comme des "meneurs" et sévèrement condamnés (pendus, envoyés au bagne ou emprisonnés) à la suite d'incendies et de pillages de châteaux ou de réductions forcées des prix du blé sur les marchés. C'est cela qui en fait la valeur pour nous, comme on va le voir. Mais c'est aussi cela qui pose question : quelle est cette pensée des acteurs de la Grande Peur exprimée en actes, quel sens cela a-t'il, car en fait plusieurs sens de ce soulèvement sont possibles.
Les faits
La Grande Peur a été souvent réduite à une révolte paysanne comme il y en a eu souvent dans l'histoire de ce pays, causées par les impôts excessifs ou par la faim. C'est ainsi que l'ont présenté les historiens du XIX° siècle, pour considérer ensuite qu'elles ont préfiguré la nuit de 4 aoüt 89 et l'abolition des privilèges par l'Assemblée. Or les soulèvements populaires, ruraux et urbains, étaient déjà fréquents bien avant 1789. Un des plus importants d'entre eux fut ce qu'on a appelé "la guerre des farines" en 1775. Ces révoltes contre la cherté du blé se répandirent essentiellement en Bourgogne, en Beauce et en Brie, régions de forte production céréalière. Leur cause fut une hausse soudaine du prix du blé qui fut provoquée par la décision du ministre Turgot de libéraliser les prix. Il pensait alors qu'en agissant ainsi, il rendrait la circulation des marchandises plus fluides, mais, à l'inverse, c'est la spéculation qui en fut stimulée alors que les récoltes dans ces régions avaient été mauvaises.
Turgot démissionna et les révoltes furent durement réprimées mais la hausse des prix se poursuivit, accentuée par l'insuffisance de monnaie en circulation (les économiste parlent de "disette monétaire"). 1788 fut encore une mauvaise année, et au printemps 1789, période dite "de la soudure" (période de mars à juin pendant laquelle les réserves de nourriture se raréfient; c'est aussi traditionnellement la période de la disette ou de la famine quand la récolte de l'été précédente a été insuffisante), les troubles se sont multipliés sur les marchés. La rumeur a couru, comme en 1775, d'un "pacte de famine" perpétré par les "agioteurs" (ceux qui manipulent les "agios", les tarifs de vente en déplaçant des stocks vers les lieux de vente à prix élevé ou en cachant des réserves pour créer ou augmenter la pénurie). On a compté ainsi plus de 230 troubles et révoltes dans tout le royaume en deux mois. Il s'y ajoutait déjà une autre rumeur : les aristocrates auraient provoqué ces révoltes pendant la rédaction des cahiers de doléance et la réunion des Etats Généraux pour amener la monarchie à une répression brutale qui aurait permis, de proche en proche, de disperser les assemblées et d'écraser toute possibilité de réforme dans l'oeuf. Mais ce n'était pas les seules. D'autres bruits parcouraient les villes et les campagnes : les paysans ruinés et affamés devenaient des vagabonds et des mendiants qui couraient les chemins en grand nombre (certains pensent qu'ils étaient près de 10% de la population rurale). Ils se formaient en bandes qui pouvaient se livrer à des brigandages. Pour éviter cette grande misère, les paysans protestaient contre les impôts, mais surtout contre les droits féodaux en augmentation. Au début de l'année 1789, on a relevé 36 révoltes collectives contre ces droits, qui allaient jusqu'au refus de payer.
Des études récentes ont indiqué que le niveau de vie moyen dans les campagnes s'était élevé au cours du XVIII° siècle : s'il y avait encore des disettes, il n'y avait plus de famines. Mais la crise économique qui sévissait dans les années 1780 frappait aussi la noblesse, en particulier la petite noblesse de province. La hausse des prix des céréales favorisait seulement les grands propriétaires qui exploitaient directement leurs culture ou les louaient en fermage. Le petit noble, qui cherchaient à augmenter ses ressources pour maintenir son train de vie, pour "tenir son rang", cherchait donc à augmenter le tarif de ses droits ou à en retrouver d'autres, tombés dans l'oubli dans ses archives . Il pouvait aussi récupérer en faire valoir direct les forêts et les prés communaux, empêchant ainsi les paysans d'y faire pâturer leur bétail et d'y chasser. Depuis plusieurs années déjà, les paysans se groupaient pour aller porter plainte contre ces pratiques devant les tribunaux, en vain le plus souvent car les juges étaient corrompus par leurs adversaires, bien que les plaignants aient été défendus par des avocats, comme un certain Robespierre ...
Ces abus, et les révoltes contre eux, n'étaient pas des nouveautés. C'était une vieille tradition paysanne, si l'on peut dire. La mémoire collective garde jusqu'aujourd'hui un vif souvenir de la Grande Jacquerie qui brûla des dizaines de châteaux en 1358, pendant la guerre de cent ans, et aussi des révoltes du XVII° siècles, comme celles des "croquants" en Poitou et des "bonnets rouges" en Bretagne sous Louis XIV. Ce souvenir est partagé par tous, aussi bien par les descendants des révoltés que par ceux des riches, des nobles et des citadins, et tous en conservent une crainte d'autant plus forte que le souvenir en est vague. La Grande Peur qui en est l'héritage a été partagée par tout le monde. Mais ce ne fut pas une "jacquerie".
La peur généralisée
La singularité première de la Grande Peur a été de s'étendre à l'ensemble de la société, en effet. Elle a touché les villes, par des attroupements agressifs envers les marchés, les couvents ou les négociants susceptibles de stocker des grains, quelquefois le siège des Intendants royaux ou celui des fermiers des impôts(financiers ayant passé contrat avec la monarchie pour lever les taxes).. Effrayés de cela, les citadins levaient des milices pour défendre leurs biens contre les émeutiers, et aussi contre la rumeur selon laquelle des bandes de pillards rôdaient dans les alentours. La Grande Peur s'est surtout répandue dans les campagnes, qui représentaient 80% de la population, dont les habitants ont envahi les châteaux (leurs maîtres étant souvent absents), se faisaient servir à manger et à boire, fouillaient les archives et les jetaient dans la cour pour mettre le feu aux "preuves" des prévarications seigneuriales. Il est arrivé que certains châteaux soient incendiés et leurs occupants brutalisés (mais il n'y eut que 5 morts, paraît-il) soit parce qu'ils tentaient de résister, soit parce qu'ils étaient particulièrement détestés.
Le processus de propagation et de manifestation des paysans est assez bien connu par de nombreux témoignages. Quelqu'un apportait au village la "nouvelle", colportés de bouche à oreille, de l'approche d'une troupe armée : des soldats du roi ou des mercenaires venant de l'étranger (souvenirs des pillages perpétrés par les armées pendant la guerre de sept ans), ou encore des bandes de vagabonds brigands, des milices armées par les aristocrates ... Les paysans se groupaient au son du tocsin en s'équipant de fourches, de faux, de fusils de chasse, encadrés par d'anciens soldats, par des petits nobles ou par le curé pour se défendre. Puis, ne voyant rien venir, ils se concertaient et se dirigeaient vers le château voisin. Il y avait alors négociation, dispute ou même accueil sans résistance des occupants du château (domestiques ou gestionnaires). Dans certains cas, la démarche prenait la tournure d'un carnaval, montrant des mannequins à la figure de l'aristocratie et ses abus qui finissaient par être brûlés en public. On remarquera cependant que le roi n'était jamais l'objet de ces critiques, tout comme, dans près de la moitié des cahiers de doléances qui furent rédigés en mars, on s'adressait au roi avec respect et protestations de fidélité au caractère sacré de la monarchie.
Il y avait dans cette action une pensée, même si celle-ci était nourrie de rumeurs ou d'informations approximatives. Les paysans savaient que l'aristocratie, en majorité, s'accrochait à son privilège de ne pas payer d'impôt et de percevoir des taxes sur les ponts, les fours et moulins, les colombiers et les fontaines, les droits sur ceci ou cela ... Face à quoi les idées d'égalité en droit et de justice sociale devant les tribunaux leur étaient parvenues, ainsi que la nouvelle de la tenue des Etats Généraux du royaume et les espoirs de réformes, qu'ils attendaient et qu'ils comptaient bien anticiper. Il y avait à travers cela l'idée que les réformes en projet pouvaient alléger la charge des taxes et impôts, ou celle selon laquelle la pleine propriété des terres que les paysans cultivaient allait enfin leur revenir, ou encore celle selon laquelle la caste des nobles serait reconnue comme celle de parasites inutiles destinés à disparaître.
Ainsi, pour se défendre eux-mêmes puisque l'Etat monarchique ne se préoccupait pas de les défendre, ils en venaient à exercer eux-même la justice, puisque l'Etat ne le faisait pas. En outre, ils avaient conscience que la légitimité de la noblesse s'était perdue, les nobles ne rendant pour la plupart aucun service en échange des privilèges qu'ils revendiquaient. Telle était la seconde singularité de la Grande Peur paysanne : sa conscience d'être légitimement motivée.
La troisième singularité de ce mouvement de masse, c'est sa puissance extraordinaire. A la différence des jacqueries, celui-ci s'est répandu dans presque tout le royaume. On a pu établir une carte approximative de sa diffusion, non pas simultanée, mais propagée de proche en proche avec une rapidité remarquable pour l'époque. Cette célérité peut s'expliquer aussi par le fait qu'elle eut plusieurs point de départ, au moins six. Contrairement à ce qu'on a cru auparavant, Michel Vovelle1 a démontré que ces dates et lieux d'éclosion de la Grande Peur n'étaient en rapport ni avec Paris, ni avec la prise de la Bastille (on peut même soutenir que l'origine de la prise de la Bastille fut la Grande Peur : le mouvement de foule, au départ, eut pour raison la volonté de s'armer contre la rumeur de l'approche menaçante des régiments du roi). Ces mouvements ont commencé aux quatre coins du royaume : à Estrée en Picardie, à la Ferté près du Mans, à Ruffec en Poitou, à Saint Florentin près d'Auxerre et à Louhans en Bresse. Ils se sont ensuite propagés dans toute les régions, avec cette particularité que chaque rassemblement, dans chaque village se déroulait d'une manière différente. Il y avait à la fois une autonomie de chaque occurrence de rassemblement et un lien de celle-ci avec les autres.
La réaction des autorités
Ce mouvement fut si étendu, si généralisé qu'il apparut tout de suite au roi et à l'Assemblée Constituante qu'une répression était impossible. Pour les troupes royales, l'étendue du phénomène et la multiplicité de ses manifestations étaient telles qu'une répression par la force était largement au dessus de leurs moyens. Pour les députés de l'Assemblée constituante, il fallait éviter deux dangers qui auraient mis son autorité toute nouvelle en péril : le renforcement du pouvoir royal par une répression militaire brutale qui mettrait fin à leur mouvement d'une part, et d'autre part l'apparition de régionalismes et le risque de voir ces milices spontanées dans les villes et les campagnes s'organiser en armées et provoquer une guerre civile.
A la fin du mois de juillet, le club breton, un groupe de députés qui se réunissait dans un café pour préparer les séances de l'Assemblée2, proposa de proclamer l'abolition des droits féodaux, considérant que c'était le meilleur moyen de mettre fin à ce mouvement. Le Duc d'Aiguillon, qui en était membre, et qui était réputé comme la plus grosse fortune de France, fit en ce sens une déclaration pour présenter ce projet à l'Assemblée le 4 août. Les débats se prolongèrent dans la nuit et ce projet fut voté avec plusieurs amendement.
Il convient de l'analyser, pour mesurer l'exacte portée de cette décision. Elle repoussait deux autres propositions : l'une était de réaffirmer la valeur de principe de la propriété, porte ouverte à une répression impraticable; l'autre était d'ouvrir des bureaux de secours aux nécessiteux, ce qui était financièrement irréalisable. Cette dernière proposition était en fait un compromis : la féodalité était abolie, l'égalité de tous devant l'impôt était proclamée, ce qui mettait fin à l'organisation de la société par ordres (noblesse, clergé, tiers-état). Mais les droits féodaux, considérés comme des propriétés privées étaient rachetables. De cette manière, le débat sur les privilèges était tranché, mais pas celui sur l'égalité qui est devenu dès lors jusqu'à nos jours la pomme de discorde de la démocratie. C'est pourquoi la plupart des commentateurs actuels se penchent sur ce décret et sur la déclaration des droit de l'homme qui s'ensuivit et qui exprime en termes clairs toute l’ambiguïté de la situation nouvelle. C'est peu dire que de penser que les événements qui suivirent jusqu'en 1794 en sont marqués. Des questions et une problématique politique nouvelles apparaissent, telles que celle du droit et celle de la souveraineté qui sont encore pleines d'actualité.
Mais qu'en pensèrent, à leur manière, les paysans en 1789 ? Dans les mois qui suivirent, il y eut un nombre important de condamnations des paysans par des tribunaux. Ce fut tellement important qu'on y fit enquête sur des suspicions de "complot plébéien" sans en trouver la moindre preuve, mais les supposés meneurs ont tout de même été emprisonnés, envoyés aux galères et même quelquefois pendus. Les soulèvements paysans se sont donc prolongés au delà du 4 août, bien au delà. C'est sans aucun doute une des raison de la création de la garde nationale, non seulement à Paris mais aussi dans toutes les provinces3. Les paysans, de leur côté, furent fort déçus de la décision de faire racheter et non d'abolir les redevances seigneuriales. Pendant plusieurs mois, de manière sporadique il est vrai, des soulèvements eurent donc encore lieu dans les campagnes. La crainte du "complot aristocratique" ne s'éteignit pas avec la nuit du 4 août. Si les événement de l'année 1789 suscitèrent l'enthousiasme et la mobilisation dans les villes, le peuple des campagne fut beaucoup moins enthousiaste dans plusieurs régions. C'est ainsi qu'il faut comprendre la guerre de Vendée et la Chouannerie qui éclatèrent en 1793, certes pour d'autres raisons mais la principale semble avoir été l'ordre de levée en masse par la Convention révolutionnaire pour combattre l'invasion de la coalition des rois d'Europe. Il est bien possible de penser que la déception qui suivit la nuit du 4 août y entre en ligne de compte. Les paysans n'avaient pas forcément envie de verser leur sang pour une république qui ne tenait pas ses promesses.
En ce qui concerne donc la Grande Peur, les raisons de ce soulèvement général restent sinon obscures du moins multiples et donc difficiles à cerner. Peut-on considérer que c'est une caractéristique essentielle de la révolution : un acte décisif de rupture de la situation antérieure, la destruction des preuves du lien féodal entre seigneurs et paysans, qui ouvre tout d'un coup une multiplicité de possibles ?
Une postérité détournée
Il ne faut donc pas s'étonner que la Grande Peur, dans sa composante paysanne ait été sous-estimée dans l'historiographie de la Révolution Française , alors que je la considère comme la plus importante de loin. Elle ne le fut pas seulement par le nombre mais par sa caractéristique essentielle : une mobilisation massive fondée sur une pensée subjective ndistincte de l'identité de "sujets du roi". Sa conséquence : en poussant les députés de l'Assemblée constituante à "abolir" la féodalité, elle sapait le fondement même de la monarchie. Certes, la prise de la Bastille, dont elle fut peut-être une des causes comme je l'ai évoqué ci-dessus, eut son importance : militairement et pratiquement, elle avait peu d'importance, puisque cette prison n'enfermait que quelques individus et n'était défendue que par une centaine d'invalides et de gardes suisses; symboliquement, elle représentait l'arbitraire royal et son pouvoir absolu, et l'acte le plus important à son égard ne fut pas sa prise mais sa démolition par les Parisiens. Centrée sur la question du pouvoir, la recherche de beaucoup d'historiens est restée focalisée sur Paris. Ils ont peut-être mal évalué ce point : la Grande Peur, jetait les bases d'une nouvelle conception du droit, qui n'était plus fondé sur la parole du roi représentant de Dieu sur terre mais sur les principes énoncés dans la Déclaration des Droits de l'Homme : la propriété ne reposait plus sur l'appartenance à un Ordre divin mais sur des bases économiques, et enfin elle conduisait à redéfinir la souveraineté sur de nouvelles bases non religieuses.
C'est que la Grande Peur ne mit pas fin à la crise révolutionnaire. Elle en constituait un des événements majeurs, mais elle ne répondait pas à toutes les questions qu'elle ouvrait. Si le roi, si la monarchie n'était pas de "droit divin", si la souveraineté sur le royaume n'émanait pas du ciel mais "du peuple", l'autorité monarchique en était sérieusement ébranlée. C'est ce que Taine évoquait quand il parlait de "la suppression du gouvernement", et c'était à peine exagéré de sa part. Je peux donc penser que si les paysans avaient une pensée assez claire sur les droits féodaux, sur leur propre droit à disposer de la terre qu'ils cultivaient, et que cela nécessitait une refonte de la notion de propriété, ils n'en avaient pas pour autant un point de vue sur l'Etat, son autorité et sa légitimité. Comme les cahiers de doléance l'attestent, ils gardaient un attachement profond à la royauté au point de croire, pour beaucoup d'entre eux, qu'en brûlant les archives seigneuriales, ils accomplissaient la volonté royale et ne faisaient qu'anticiper les réformes à venir, alors que Louis XVI, dès qu'il apprit les décisions du 4 août, protesta vigoureusement mais en vain. Il n'est pas du tout certain qu'en agissant ainsi, les paysans avaient conscience d'exercer le pouvoir d'une autre légitimité que de celle du chef de l'Etat.
Ce qui caractérise à mon avis la Grande peur du point de vue des paysans, s'il est aujourd'hui possible d'en connaître quelque chose, c'est le pragmatisme. Cette "pensée en actes" qui fut la leur a été de saisir une opportunité, la faiblesse du pouvoir d'Etat et son incapacité à jouer son rôle de maintien de l'ordre public, pour en éliminer la cause première de leur point de vue : l'extraordinaire imbroglio des "droits féodaux" qui réduisait à quasiment rien la notion même de droit, d'Etat et de Nation. Quant à savoir ce qui allait découler de cet acte, de cette initiative inouïe, ni eux ni personne, sur le coup n'étaient à même de le concevoir. Car alors il fallut inventer une autre conception du pays et du rapport de la masse populaire à l'Etat : il en est sorti les notions actuelles de Nation et de citoyenneté. C'est en ce sens que ce fut révolutionnaire.
C'est ainsi qu'on peut penser que la Grande Peur a, par la décision paysanne de mettre le feu aux archives des seigneurs, a clôturé une époque, que les révolutionnaires de 1793 et leurs héritiers que nous sommes appellent "l'ancien régime", et ouvert une autre tout aussi pleine d'incertitudes qui durent jusqu'aujourd'hui, au point qu'il est possible de la nommer "époque contemporaine".
