
A propos de... François Hartog : Croire en l'histoire
Flammarion, Champs Histoire, reedition 2015, 1° édition 2013
L'histoire est une écriture
l’histoire n’est plus une évidence, ni une science « naturelle », c.a.d. proche des sciences de la nature. Pas plus un décryptage d’une destinée, ou un tribunal en référence à un « plan divin » ou une morale. Ce qui la ramène, par la supposition ou l’hypothèse d’un ordre immanent, d’une vue d’ensemble, d’un concept universel, à une religion ou une philosophie, ou encore une idéologie. Bref, ce n’est pas un discours créateur de sens. Il n’y a pas d’ « invariant » en histoire, pas de « loi » de l'histoire, aucun déterminisme.
Il y a DES histoires. L’histoire est une écriture, dit Hartog.
Il s’agit donc de « croire », croire en l’histoire, croire qu’on fait l’histoire.
Quand on croit en l’histoire on parle de progrès ou de décadence, ou encore de révolution, voire de « crise ». On peut croire à un « fatum », une fatalité. La croyance en l’histoire peut générer des actes comme le tribunal de Nuremberg, censé bannir le génocide, alors que ce fut un échec : il y eut d'autres génocides avant et depuis la Shoah.
On en vient à raconter des histoire, l’histoire comme fiction, au point d’en faire un roman et son inverse : l’utopie s’inverse en dystopie ( utopie, projection vers une société heureuse ; dystopie : projection vers une société dans laquelle le bonheur est impossible), la chronique en uchronie (inventer ce qui se serait passé si …). L’écriture de l’histoire serait-elle un « faire » ? La démystification (ou « déconstruction ») des « romans nationaux », œuvre principale du XX° siècle, accompagne la déconfiture des idéologies en acte, avec la chute du Mur de Berlin.
Faire de l’histoire, alors, ce serait repérer des continuités et des ruptures (mais n’est-ce pas croire encore en la possibilité d’un sens que de parler de "rupture" ?) et se poser la question : qu’est-ce qui change ? L’Histoire, dans cette façon d’en faire, se conjugue au présent, et l’on passe de l’histoire à l’historicité.
L’historicité, c’est convoquer la mémoire, l’identité. C’est privilégier non le passé, mais le contemporain, la modernité. C’est à l’ère de la fin du paradigme révolutionnaire, qui conjuguait le passé, le présent et l’avenir. Car c’est l’avenir qui est en crise (en même temps que la politique). Le questionnement sur ce qui est en devenir et sur la légitimité (ou la validité) de l’action transformatrice est sans réponse positive. On se projette alors sur un passé « qui ne passe pas », le nôtre, et qui se révèle d’une intelligibilité problématique.
Le concept d’histoire comme une Idée, un sur-naturel, une pensée pure (Toynbee, et les civilisations) produit une « réalité » historique qui est toujours en décalage par rapport au réel. Du coup, l’histoire n’est plus capable de justifier une politique.
De même, l’histoire se distingue de la mémoire.
L’historicité, c’est l’histoire au présent, elle part du et revient au présent, mais un présent ouvert à une pluralité de possibles … et d’articulations multiples entre le passé et le futur.
La montée des doutes
Au XIX° siècle, fut développée la prétention d’expertise sur l’histoire vue comme une continuité à reconstituer en un récit qui expliquerait le présent et prophétiserait l’avenir. Aujourd’hui, l’histoire = le présent. D’où des récits fragmentaires et provisoires et une dichotomie entre le temps historique, rejeté vers le passé, et le temps présent concentré sur « l’air du temps ».
L’histoire est alors partagée entre l’histoire « morale » qui conduit au jugement, au « tribunal de l’histoire », et l’histoire-mémoire, évocation du passé dans le présent, alors que l’avenir reste incertain : un dilemme traduit en « crise ». On ne peut plus lire de projet d’avenir dans la lecture du passé.
L’histoire a perdu son caractère éminent ; le présent est historicisé (!?). On parle désormais de « régimes (au pluriel) d’historicité ».
Quid alors de la subjectivité du regard sur le passé historique ? Réhabiliter le jugement, non pas au regard d’un sens de l’histoire, mais au regard de la pensée au présent, non pas au non d’une morale universelle, mais au regard du possible. Ni historien juge, ni historien témoin. Ni référence à des « invariants » (philosophiques ou religieux) ni référence à un vécu individuel. Il convient alors de prendre en compte le passé comme un temps autre que le présent.
S’agit-il « d’enterrer le passé » pour l’oublier ou le monumentaliser ? Pour le condamner ou le glorifier ? Rien de tout cela, seulement CONCLURE.
On n’est pas dans le registre de l’histoire-leçon (cf la morale ou la pédagogie), mais dans celui de la clôture, de considérer un passé comme accompli pour passer à autre chose.
Il y a un risque de détournement de la clôture. Ainsi en est-il de la « politique de la mémoire » chère aux parlementaires qui tranche et punit par la loi les contrevenants à la commémoration des génocides du XX° siècle, par exemple : une façon de pervertir l’effort de clôture en faisant un retour vers une historicité éminente. Le fiasco de Nuremberg par les génocides ultérieurs est à cet égard exemplaire.
Autre détournement : que l’avenir soit indéterminé et le possible multiple, cela conduit la croyance au catastrophisme, une version exclusivement négative de l’apocalypse. Ni espérance, ni rédemption, le chaos pour seul horizon. C’est un effet immédiat et pervers de la chute de Berlin qui disqualifie tout programme, toute planification.
Pour clore de l’histoire, il faut avant tout distinguer le réel de la fiction, l’enquête du récit, la pensée de la croyance.
Une inquiétante étrangeté
Comment distinguer le récit , le discours rhétorique et l’histoire ?
Pour clore, il est nécessaire de distinguer le réel de la fiction, l’enquête du récit, de ne pas ramener l’histoire à un discours, sauf à la suspecter d’être une fiction par nature.
Selon Paul Ricoeur, il n’est de temps passé que narration. Reste alors une course sans fin vers le Vrai, dans la distance insurmontable entre le réel et le représenté. Il met l’histoire, comme un récit mis en intrigue, dans une position intermédiaire entre la mémoire qui fait revivre et l’oubli qui élimine. L’histoire serait donc une sélection dans le passé.
Que vaut cette sélection ? Vraie ou vraisemblable ? La distinction entre l’histoire et la mémoire serait entre l’historien qui tente de reconstituer et le mémorialiste qui tente « une écriture de soi dans le temps » et aussi un témoin qui transmet un message. Il y a entre les deux à la fois une critique et une complémentarité. Mais la véracité (ou vraisemblance) du récit de l’historien, qui en décide ? Ce n’est pas son auteur qui décide, c’est le lecteur.
L’historien est donc plus qu’un enquêteur, c’est un acteur. Car en tout état de cause, il n’atteint jamais toute la vérité sur le passé, ne serait-ce que parce que ses « preuves » ne sont jamais exhaustives. La seule justification crédible des « preuves » qu’il apporte, c’est la politique, en ce que l’historien argumente en faveur de tel ou tel choix politique. C’est l’histoire telle qu'elle a été vue par Thucydide (son Histoire de la guerre du Péloponnèse). D’où la thèse soutenue par certains selon laquelle il n’y aurait d’histoire que partisane. Mais c’est alors une conception toute aristotélicienne de l'histoire, selon quoi il ne s’agit pas de prouver mais de convaincre.
Mais comment convaincre sans avoir recours à la vérité ? Sans preuve ? Sans énoncer de FAITS ? C’est le dilemme du discours historisant.
C’est ainsi que le passé éclaire le présent, même si l’avenir reste indécis. Ce qui a eu lieu ne détermine pas le choix d’un possible, mais il rend le possible choisi intelligible. Dis moi le passé d’où tu viens, je te dirai ce que tu veux.
Les temps du roman
L’historien ne serait-il alors que le valet des politiques ? Ou des philosophes et idéologues ? Ce que n’est peut-être pas le romancier… Mais le roman historique, ou récit historisant, on ne peut pas y croire. On ne sait pas le raconter autrement qu’en un récit linéaire. Le roman, en effet, crée l’illusion du réel en imaginant ce qui manque à l’histoire pour le reconstituer en détail, avec une épaisseur humaine. Mais invariablement, il a une fin, un dénouement, une conclusion ou plutôt un épilogue qui rompt cette illusion. Alors le roman, surtout récemment, se replie sur l’existenciel. Car créer de l’avenir en intervenant pour transformer le présent, évoquer la possibilité d’un « happy end » (ou d’un « unhappy one »), c’est de l’ordre de la politique et non de l’histoire.
Le seul possible futur que le romancier puisse écrire, c’est l’univers post-apocalyptique. C’est la fin de l’histoire.
Quant à l’histoire, il ne s’agit pas tant de faire revivre le passé, de ressusciter les morts, que de donner un sens à ce qui a été vécu. Alors même que, de leur vivant, les acteurs du passé ne savaient pas ce qui allait advenir de leurs actes, l’historien, qui les révèle et en connaît l’issue, révèle en même temps le sens qu’il leur donne. Ce faisant, l’historien ne rompt pas l’illusion d’un récit. Il contribue à permettre l’ouverture des possibles au choix de la politique.
On dit (y compris Hartog) que la clôture du passé par le récit est un enterrement. C’est peut-être vrai, en ce que cela résoud une énigme, ou ferme un dossier. Mais cela rend aussi le présent ouvert à des opportunités (recommencer ou faire autre chose). Cet « enterrement » du passé n’est pas de l’oubli mais de la remémoration.
Le régime moderne d'historicité
Il a fallu le temps des révolutions au XVIII° siècle pour se débarrasser du « fatum », pour que l’histoire apparaisse comme un processus, pour qu’on dise que les hommes font l’histoire (cf le Tableau historique des progrès de l’esprit humain, de Condorcet). Pour que l’avenir ne soit pas décidé par Dieu mais par un futur que les hommes tracent depuis le passé en passant par le présent. C'est une « Histoire universelle de la civilisation » (telle que celle de Guizot), pensée comme progrès depuis Hegel, avec la sacralisation de la science et de la raison. Le présent n’est alors qu’un moment dans la marche de l’histoire, comme un fleuve qui coule de sa source vers la mer. (Jaurès). Ainsi en est-il de la pensée de Marx, alors que pour Lénine, la Révolution est un « saut vers le futur », un futur inconnu, l’ouverture d’un monde nouveau, comme un pari (cf le pari pascalien).
Mais la révolution est, selon les uns ou les autres, un échec ou un inachèvement : il faut la recommencer ou la parfaire. C’est ainsi que la croyance en l’histoire perdure en avatars. Pour conserver une tonalité scientifique à l’entreprise historienne, on sépare le passé du présent. On invente l’objectivité historique. Au nom de cela, on va même jusqu’à intervenir au présent, drapé dans l’autorité du savoir, pour juger et trancher du passé : les "affaires", l'affaire dreyfus, le négationnisme, l'affaire Audin par exemple, consacrent le métier d’historien comme un magistère. Cette position est bien trop fragile au regard de la politique. Car l’historien n’a pas les moyens d’être juge, encore moins d’être prophète. Exit, dans les années trente du XX° siècle, « l’évolution de l’humanité » (titre d'une collection de livre d'histoire qui fut célèbre).
Cette conception a pourtant toujours ses défenseurs, qu’il s’agisse des adorateurs de la révolution de 89 (ou de la contre-révolution), ou qu’il s’agisse des scrutateurs de la renaissance du mouvement de masse révolutionnaire (le printemps arabe). C’est une croyance profondément enracinée, tombée dans le domaine de l’opinion publique et des médias, démonétisée.
Hartog considère l’événement essentiellement de ce point de vue médiatique, tout comme il ne distingue pas le concept de révolution en histoire de sa perception paradigmatique (qui est la seule à avoir survécu dans l’opinion et les médias). Selon lui, l’événement n’est que médiatique, ceci depuis Mai 68, redoublé et conforté par la chute du mur de Berlin et celle des tours de Mahattan le 11 septembre 2001. Il en reste là.
Au fond, Hartog ne renonce pas à croire en l’histoire, malgré tous les détours de la pensée qu’il explore dans ce livre. Il semble bien même que pour lui, c’est un acte de foi. Mais peut-on croire vraiment à ce qu’on fait, quand on fait de l’histoire, sans avoir conscience que c’est ce qu’on fait, et que cela n’a pas d’autre existence ?
Il remarque alors l’apparition du concept d’histoire globale. Il n’est pas tant lié à la « globalisation » qu’à la pluralité des civilisations qui toutes se valent alors que chacune d’entre elles peut avoir son propre récit, sa propre historicité. Exit l’universalité de l’histoire, de même que l’exemplarité du passé. Apparaît alors subrepticement, sans que ce soit défini, la notion de situation. Et de ce fait la question : « d’où l’on parle ? ».
Question qui interroge la politique, mais aussi l’individu qui écrit de l’histoire. C’est de ce dernier point de vue que se place Hartog.
Le mot « global », en histoire, d’après Hartog, dans « histoire globale », signifie en effet relativisation du récit comme un regard porté sur le passé, un regard qui se sait limité par le point spatio-temporel d’où il en parle.
Il y a donc DES histoires SINGULARISEES, ce qui comporte de nouveaux risques (ou si l’on veut la résurgence de l’ancien), soit l’impuissance résignée à imaginer un futur commun possible, tant les récits peuvent être individualisés. D’où l’importance à donner à l’événement ou aux événements ou encore aux visions multiples des événements.
Les mouvements de population qui surviennent ces temps-ci (entre 2010 et 2020) peuvent faire réapparaître les fantômes de la révolution, comme on peut le lire dans la presse. Ils n’en demeurent pas moins des situations nouvelles, et peut-être des événements historiques.
Que ressort-il pour moi de toutes ces considérations sur l'histoire ? Que cela est du domaine de la pensée, une pensée peut-être individuelle, peut-être partagée, ancrée en tout cas dans le présent de son ou ses auteur(s) !
